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Dionys Décrevel

Dionys Décrevel, né en 1976, écrivain de langue française, chroniqueur pour ADA et Benzine Mag, parolier pour les Imprudents, Vlashent Sata et Cédric Antonelli. Participe au « Rimbaud après Rimbaud » paru chez Textuel, une édition établie par Claude Jeancolas. Il a également publié dans la revue Mercure liquide et aux éditions du Manteau de pluie.

Bord de lame - Chapitre 5

Publié le 16 Mars 2019 par Dionys in Roman

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.


 

V


 

Marieke est seule. Son premier regard sur les choses annonce l'orage. Elle prend le village tout entier dans ses yeux, l'enveloppe en elle, dans la noirceur de ses pupilles, qui s’ouvrent et se rétractent à mesure que le vent bat sur ses paupières. Ce village n’est pas le sien. Il est hostile à chacun de ses mouvements qu’elle plante pourtant l’un après l’autre comme de lourds piolets d’abnégation dans le sol dur et aride de l’île. Une soixantaine de maisons, le triple d'âmes, tout au plus. Un village cadenassé dans la roche, des maisons basses et blanches, qu’on dirait sur la réserve, une timidité maladive qui ne présage rien de bon. Des volets de couleur bleue, œuvrant pour l’ombre, et des roses trémières sur le devant des maisons. Des fleurs au seuil de chaque domaine, comme pour tromper l’ennemi, une discrétion bien trop délicate, derrière ce rideau de fleurs mouvementées qui, comme un balancier du temps qui passe, n’annonce que le fanaison du bouquet. On les voit même parfois pousser au creux de la rue, dans le caniveau, creusant le sillage d'une vie de mauvaise herbe, perçant ce lourd secret de ciment qui couve ici un village entier.

Le matin s’étire de tout son long sur l’île Mademoiselle et le clocher de l'église sonne ses neuf coups au carillon. Dans l’intervalle de ce timide entrechoquement de cloches, Marieke avance pas à pas, dans le bruit mat du bourdon de bronze. Elle avance pour ne pas se perdre.

Marieke ne se sent pas chez elle. On la regarde derrière le voile boisé des volets clos. Les jalousies des villageois ne se cachent pas de leur retrait. Elles observent en silence la lente procession de Marieke à travers les rues sourdes du village. Dans ce regard indicible, Marieke se sent réduite, rapetissée par la vie, ressent que sa présence n’est pas la bienvenue, que ses pas ne la mèneront nulle part, si ce n’est jusqu’à l’impasse, dans une rue faiblement éclairée, sournoise, comme l’indécente proposition de la mort. Tout appelle au silence. On entendrait presque le chuchotement de ces voix basses qui prodiguent le malheur à l’étrangère afin de rendre chacun de ses pas plus pesant, plus lourd à porter, comme un fardeau d’infamie.

Malgré la rumeur, Marieke avance avec le courage des étrangers, son baluchon par dessus l'épaule, imprimant sur le chemin pierreux qui la soutient, sa cadence de guerrière infatigable. Une guerre qui n’est pas la sienne mais qu’il lui faut livrer car Marieke est une femme qui préfère empoigner la vie avant que celle-ci ne le fasse. Elle est sûre d'elle, comme le vent qui la porte, comme le soleil enfante son ombre. Elle va de porte en porte, jusqu'où bon lui semble.

Le regard des habitants, leur silence pesé de plomb, tout indique que le lent chemin de procession qu’emprunte Marieke ne mène pas aux portes du paradis. Elle arrive sur la place centrale. C'est ici que se tient l'unique troquet du village, avec pour entête un vieux panneau de bois branlant sur lequel se déchiffre encore quelques caractères gothiques, empruntés à la casse des légendes, où l’on peut lire que se dresse ici, de toute éternité, le café de la Sirène. Les vitres sont sales. On ne distingue pas bien l'intérieur du café. Marieke ose pousser la porte aux petits carreaux de verre.

C'est la Mère Rougon qui tient l'estaminet. Une femme forte, comme son caractère, avec des mains sans douceur et un regard amer. Les cheveux gris, tirés en arrière, déploient son front de travailleuse broyée au noir. Rien des sentiments de jadis ne se lit sur son visage. Abandonnée par les siens, résignée dans son cœur, la Mère Rougon fait signe à Marieke, depuis l’arrière de son comptoir, où elle semble compter, besogneuse, les petites coupures de sa recette. Avec ses doigts plantés dans l'air, qu’on dirait prolongés de fins couteaux, la Mère Rougon invite Marieke à s’approcher plus près encore, à hauteur de souffle, dans l’haleine chaude et sucrée qui sort de son corps en cuisson.

La Mère Rougon : Vas-y, ne sois pas craintive. C'est pour l'emploi de serveuse ?

Marieke : Oui.

La Mère Rougon : Alors, c'est ici. Approche un peu ! Tu viens du continent ?

Marieke : Oui, j’ai pris la barque de sept heures.

La Mère Rougon : Tu sais, tu n’es pas la bienvenue ici. Pour eux, tu seras toujours une étrangère et, pour moi, une simple employée.

Marieke : J'ai de l'expérience dans le métier.

La Mère Rougon : Je m'en fous. Ce que je veux, c'est des hanches et si je ne me trompe pas, tu as ce qu’il faut.

Marieke : Je suis dure à la tâche.

La Mère Rougon : Je nourris, je loge, je paye ce qu’il faut et il y a parfois du pourboire.

Marieke : Je peux poser mes affaires ?

La Mère Rougon : Passe plutôt derrière le bar, on va déjà voir ce que tu vaux pour la plonge.

Le regard de la Mère Rougon s'enfonce, comme un long couteau dans le cœur de Marieke, lentement, laissant venir petit à petit la douleur qui lui prendra bientôt le corps tout entier. Le mépris de la Mère Rougon fait mal, car il n’y a pas vraiment où s’accrocher, pas d’aspérité, pour renvoyer sa colère. Il n’y a que ce miroir au mercure qui trône au milieu de la salle à boire et qui est bien trop terne pour pouvoir s’y refléter toute entière. Elle voit sa jeunesse empoussiérée d’un coup, aux côtés de la Mère Rougon qui, dans le reflet mouvant, parait encore plus petite et ramassée sur elle-même.

La Mère Rougon : Qu’est ce que tu vois dans ce miroir ? Regarde moi en face !

La fierté de Marieke, depuis si longtemps menée à mal par le versant sauvage de la vie, refait brusquement surface et dresse d’un coup un mur entre les deux âmes. Elles n'ont rien à se dire. L'une est le maître, l'autre l'esclave. L'une à l'argent, l'autre la faim et le désespoir des errants. Marieke l'insoumise, avec le fouet du sang qui lui monte au visage, et ses yeux que l’on dirait possédés par l'écume de la rage, se fait sauvagement présente, malgré la confusion des corps qui se cherchent dans l’espace, malgré la peur de s’engager si promptement auprès de cette femme désavouée par la vie.

La Mère Rougon, gênée par le rayon de soleil qui vient de pénétrer dans la salle, balaye d’un geste le néant de poussière qui volette devant ses yeux. Marieke pose son baluchon sur une des tables de la salle, enlève son veston de vert sombre et le lance au hasard sur le dossier d’une chaise qui semble prête à s’écrouler sous le poids des ans.

Marieke retrousse ses manches et passe derrière le comptoir. Les deux éviers débordent de verres. De petits ballons pour le rouge, de grands bocks pour la bière, à demi vides, à demi pleins, où l’on peut lire l’avenir de bien des hommes. C’était hier et ils étaient tous là. Pour preuve, la trace vive de leurs lèvres sur les rebords du cristal et, dans cet amas de verre enchevêtré, où ils ont laissé l’empreinte de leurs bouches asséchées par l’ennui, on peut voir la lie du souvenir, déposée couche après couche, au fond des verres, comme un sédiment d’infortune. Ils ont avalés d’un trait la ciguë des jours meilleurs.

La Mère Rougon, quant à elle, vide scrupuleusement son tiroir-caisse, compte jusqu’à sa plus menue monnaie qu’elle range avec un alignement sans faille dans de petits rouleaux de plastique transparent. Les rouleaux sont ensuite rangés dans une petite sacoche de cuir usé qu’elle cale sous le bras. Puis repartant vers l'arrière salle enténébrée qui prolonge la salle à boire, elle jette un dernier regard sur le corps ployé de Marieke dont elle sait les mains aguerries et le caractère endurci.

La Mère Rougon : J’ai besoin de toi dès ce soir.

Marieke : Je suis là, vous pouvez compter sur moi.

La Mère Rougon avance non sans mal, portant son corps pansu du bout des pieds, du bout des ongles, avec une telle lenteur que l’on pourrait presque la voir ramper. Elle s'étire grassement dans l'arrière salle, ne laissant fuir que le bruit de son souffle dans l’abîme. Son ombre enfin s'absente et Marieke, dont le cœur semblait étouffer, retrouve d’un coup la jeunesse de ses gestes et de sa voix. Elle sifflote un air ingénu sans s’en rendre compte. Un long courant d’air sort de sa bouche enfin libre. L’affaire semble conclue. Marieke travaille maintenant au café de la Sirène, la patronne s’appelle Madame Rougon et une porte vient de s’ouvrir sur une pièce obscure et silencieuse dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

*

Esteban, lui, n’est pas où il devrait être. Il est entre deux, voire même entre bien plus, qui sont autant de vies possibles. Il va lentement, sur les chemins, comme la tristesse qui durera toujours. Mais ce ne sont pas les artistes qui sont tristes, ce sont ceux qui ne voient rien de tout cela, de ce miracle, en perpétuelle agonie, comme la vie attendant la mort sans trop savoir si elle a vraiment ses raisons. Esteban ne pense à rien, et à tant de choses à la fois, qui sont comme cette brume épaisse qu’il surplombe du haut des remparts de la citadelle. Il vogue en lui-même comme dirait le père Lioubov. Cocagne et ses hauts murs, sa cathédrale dressée comme une fusée, ses gargouilles aux yeux monstres, comme des veilleurs anonymes, guettant la moindre erreur sur laquelle cracher leur venin fait de cendres et de pluie. Il y a aussi les hauts quartiers de peine où se dressent les tours dévoreuses de ciel et leurs meurtrières qui sont autant de regards étroits portés vers le large. Et le regard d'Esteban, qui du haut du belvédère, n’imagine pas plus vaste plaine que son ennui, laissant plonger ses yeux mélancoliques jusqu'aux chantiers navals, jusqu’au grand terrain vague de la vogue où plus rien n’est plus que vide souverain.

Encore une fois, comme si la tristesse revenait toujours aux sources de ses larmes, le visage du père Lioubov s'éclaire d'une lumineuse mélancolie. L'homme qui est en lui ne sait pas trop pourquoi il va mais c’est ainsi qu’il continue la route, jusqu’au bout de lui-même. Même si la vieillesse est parfois l’ennemie, rien ne supplante la curiosité de vivre, l’ardent désir de connaître. Il arpente un peu de son âme en fermant ses paupières à demi. Il a les yeux du veilleur, mi-clos, plissés sur eux-mêmes, simplement meurtris d'une fente si infime que seule la lumière peut s’y infiltrer. Sur les eaux enchevêtrées, Lioubov mène sa barque. Il est seul maître à bord et c’est cela qui lui importe. Avec le gouvernail de vivre et la patience d'entrevoir la mort, il parcourt un peu des lacs de l'infini, océan d'ici-bas. Le vieil homme, dont la pensée se meurt doucement, revit dans ses gestes quotidiens, répétés à l'extrême, cadenassées dans la routine. Il approche un peu plus chaque jour du soleil qui le brûle. La toux est grasse mais le cœur aspire à devenir libre, malgré le mal qui le ronge, même si le moteur ronronnant de l'Atalante exprime sa lassitude face aux éléments. Il n'y a plus rien que la mer. Plus rien que deux isthmes de terre à raccorder. L'Atalante, un simple nom de baptême, pour un fief plus petit que la seigneurie des eaux et du vent.

Lioubov, le loup solitaire, Lioubov, le corsaire, a des rêves de pirate. Il veut gouverner le nouveau monde qui s’annonce. Bicoque de noix, légère comme la bogue, voguant sur l'étendue de la solitude. La verte et glauque solitude, bleutée d'imaginaire, où l'œil se noie sous trop de lumière. Mer espérée et redoutée. L'océan sépare les hommes tout en s'abreuvant de leurs fleuves, de leurs rivières, de leurs ruisseaux, de leurs rus, de leurs sources. Destins sans deltas. Tout sépare celui qui veut rejoindre. D'un côté, l'arrogance du continent, de l'autre, une île impénétrable de fierté. D'un côté la ville assiégée, de l'autre le village déserté. D'un côté, le plaisir et l'abondance, de l'autre la sécheresse du travail et le pillage de la récolte.

L'Atalante. Un nom prédestiné à la mélancolie. Une claque du vent sur la voile, un filament d'étoile dans le ciel d'automne. Le cœur du père Lioubov est en bataille. Il arraisonne la raison de ses affres et va jusqu'au bout de son périple intérieur. Le vieil homme est un de ces vaillants chevaliers, à qui la mort ne fait pas peur, car il n'est pas seul à combattre. Quelqu'un, quelque part, l'attend sans impatience. C'est le fils prodigue de l'inconstance et de la fugue. C'est Esteban, le second. Celui qui veille, celui qui accompagne, celui qui ne vient pas, celui qui devait venir et que voici pourtant. Esteban, l'improbable, dont le cœur mûrit en secret des décisions trop dures à prendre pour un si pur destin. Il attend simplement son père d’adoption, le père Lioubov. Il est six heures au port de Cocagne, six heures du soir en automne.

Au loin, les camions rouges du cirque sont en partance. Il s’est s'éteint le chapiteau du cirque flamboyant. Plus rien ne brille sous les aplats du soleil, si ce n’est la girouette du temps qui passe. Il est trop tard pour Esteban. C'est sur la grand’ place de Cocagne, aujourd'hui déserte de tout souvenir, revenue à son état de vide et de plaine, poussière soulevée dans l’infini, que le ballet majestueux efface un à un ses pas tracés dans le bonheur. C'est une saison qui s'envole.

Vlad dirige la manœuvre. D'un mouvement de la main et de la voix, il engage la migration de tout un peuple. La rouge descendance des camions va le suivre, sans se poser de questions, dans le mouvement perpétuel du voyage et de la liberté. Un à un, les camions se superposent à la perspective du départ, ne font qu’un, font corps pour enverguer tous ensemble. L’horizon se fait rouge éclatant, sanglant comme un cœur qui bat, les camions rutilants embrasent le ciel. Un klaxon, comme une corne de brume annonçant son destin, résonne dans toute la plaine. La caravane poursuit sa route, trace un nouveau chemin dans le paysage brumeux des nomades. Ils sont maintenant sur la corniche. De virage en virage, la chenille garance des camions s'étire vers l'au-delà d'Esteban. Au bout du bateau, au bout du bout de l'Atalante, à la poupe de son oubli, envahissant tout, Esteban voit s'enfuir la rougeur de son rêve. Tout doit disparaître. Tout a disparu.

L'île Mademoiselle est en vue. Au clocher de l’église du village, sonne l'angélus du soir. Les estomacs sont creux comme la vague et l'heure est au recueillement des corps. De grandes volées d'ange sonnent à travers le paysage. Les sons du miracle, déchiquetés par les assauts répétés de la mer sur le rocher, résonnent jusqu'au ciel. Leurs cris sont entendus par le seigneur des tempêtes. Dans la fin du jour qui travaille, on admire enfin l'étendue du couchant. C’est l’heure de manger la soupe dans les maisons du bourg et c’est l’heure de l’arrivée de la dernière barque. Celle de sept heures. Le coup de sifflet, comme on l'appelle, la dernière chance de rallier les âmes.

Lioubov, à l’avant de la barque, emboutit sa peine. Il dirige les derniers gestes, en appelle aux jeunes forces d'Esteban pour le seconder dans sa tâche. A l’arrière, Esteban exécute les ordres. Il est au service d'un rudoyant combat. Ramener la barque au port. Toucher l'escale, du bout de la proue, et rendre l'Atalante aux siens.

Esteban : Tu crois que la lune sera pleine ce soir ?

Lioubov : Impatient, laisse donc venir la nuit si tu veux tout savoir !

Esteban, malgré son entier dévouement, a les yeux rivés sur les prémices de la lune. Il ne peut s'empêcher de questionner son devenir d'albâtre dans le bleu, comme s'il souhaitait prédisposer de ses oracles avant la nuit. Alors qu’il devrait regarder la terre ferme, qui l’attend depuis si longtemps, bras ouverts, ou la mer, enfin calme, qui lui offre un peu de repos dans le clapotis des vagues qui viennent battre en douceur la coque de l’Atalante. Mais non, Esteban n’a d’yeux que pour le ciel.

Promise à la chute de ces étoiles filantes qui préparent leur agonie dans le fond du ciel, cette nuit n'est pas claire pour Esteban. Il en a le pressentiment. Les derniers rayons du soleil viennent se briser l'échine sur la côte rocheuse de l'île et les mouettes, dans un essaim de vacarme, arpentent le port dans un mouvement incessant, qui les mène de long en large, au-dessus des lieux, à la recherche du festin.

Lioubov : Tiens, y a ta belle qui t'attend !

Le bec railleur de Solène se profile à l'horizon, tout en même temps que son corps gracieux sur la berge. Elle est grise et blanche, de toute silhouette, découpée sur le paysage à demi effacé du village. Elle est venue, encore une fois, tenir tête à son malheur.

L'Atalante est à quai. Lioubov oriente le doux silence de ses yeux vers Solène. Esteban avance et enjambe le pont, saute sur le débarcadère branlant. Solène fait un pas vers l'amour. Elle le regarde avec son âme. Elle cherche des yeux l'amour d'Esteban. Elle ne voit rien. C'est un brouillard épais que le corps d'Esteban, qui avance, tout en se dissipant lui-même, sur les planches pourries de la jetée, comme s’il était à la proue d’un vaisseau fantôme, revenant du pays dont on ne revient pas.

Esteban et Solène sont du même bois, du même feu, de la même flamme. Ils ont parcouru côte à côte les sentiers de l'enfance et goûté les fruits mûrs de la passion comme les champignons vénéneux du sous-bois. Puis les chemins de l'adolescence, cœur faisant, se sont faits plus sinueux, les ont rapprochés secrètement de ce qu'ils appelleront plus tard leur amour. Esteban et Solène ont triché aux mêmes jeux interdits, changé les règles de l'enfance. Ils ont frayé la même école buissonnière pour mettre un peu d'échardes à leurs rêves. L'enfance, l’innocente et cruelle enfance, dont les jeux se perpétuent jusque dans l’âge adulte, dans chacun de nos gestes, mais sans savoir que les règles ont changé, que plus rien n’est comme avant. L’enfance, qui s’infiltre partout, qui fait vieillir l’édifice plus vite encore, car on veut la revoir une dernière fois, dans les yeux de la mort dont on nous a promis qu’elle aurait son visage. Allons la voir, la revoir, allons jusqu’au sceau de son éternel retour.

A trois ans déjà, attachés l'un à l'autre, par un serment de pur imaginaire, Esteban et Solène avaient décidé de ne plus séparer leurs âmes et d'empêcher quiconque de les rompre. Eux les voyous, eux les voyeurs, eux les voyants, plus solidaires que le tressage de la corde à laquelle ils ont pendu leur cou. L'adolescence fut l'arbre de leur amour. Ils ont grimpés aux branches de la déraison, ils ont cueillis les fruits de la tendresse et ceux de leurs sexes scintillants, dans un même panier d’osier, ils ont croqués de part et d'autre du fruit mûr de l’amour pour faire se rejoindre leurs bouches au mordant du trognon. Ils ont croqué la pomme et recraché leur semence sur la terre vierge du paradis. Et tout a poussé d’une main verte, sous le soleil immense et la pluie diluvienne, pour faire germer ce blé dont ils pétriront plus tard leur pain.

Et ils ont construit leur maison pour y faire entrer la lumière et le parfum des fleurs et les cris des oiseaux. Tout cela dans un même port d’attache, libres de tout, soumis seulement à leur amour. Ils ont construit cette maison qui a su résister sans relâche à toutes les avaries. Aucune pluie battante ne pouvait s’y infiltrer. Aucun vent, pas même le vent du nord, le plus intraitable de tous les souffles d’Eole, celui qui rafle tout sur son passage, ne pouvait pénétrer dans l’interstice des pierres. Tout était scellé dans la plus vive des chaux.

La Maison du Cœur debout, comme on l'appelle depuis toujours, dans les cadastres mémoriaux du village, est aujourd'hui leur demeure. La maison est comme toutes les autres maisons de l'île. Des murs de chaux blanche sur le granit le plus noir qui, tout en dessous de cette croûte épaisse, continue de s’enfoncer dans sa noirceur profonde. Des volets bleus comme l’azur, des portes basses au dos voûté par le vent, des fleurs multicolores qui veillent sur le foyer du temple. Les roses trémières et la passiflore qui sont les gardiennes imperturbables de ces lieux. Rien ne leur échappe. Du passant sans importance au guigneur sans vergogne, elles gardent un œil grand ouvert sur tout ce qui bouge, elles ondulent avec eux, dans le vent qui ne cesse jamais vraiment de fondre sur sa proie. Elles gardent renfermée leur beauté pour celui qui les ignore et délivrent leurs plus subtils parfums pour celui qui les observe.

Sur la terrasse de leur modeste maison, Esteban et Solène sont installés chacun d’un côté de la table et finissent leur repas. Le soleil couchant a cédé sa place à la nuit. La lune est presque pleine, comme enceinte d'un trop lointain secret.

Solène : Tu ne dis rien ?

Esteban relève son visage pour plonger son regard dans celui de Solène.

Solène : A quoi tu penses ?

Esteban : A rien. Je ne pense à rien.

Solène : On ne pense jamais à rien.

Esteban : Si, moi il m'arrive de ne penser à rien.

Solène : Pas même à moi ?

Esteban : Mes gestes sont pour toi. Ce sont les actes qui comptent. Si tu m'aimes, tu n'as pas besoin de penser à moi, fais ce que tu dois faire.

Solène : Je ne peux pas faire autrement que de penser à toi.

Sur la table, un bruit court. Le silence envahit la terrasse d'une moiteur trop douce pour être seulement la douceur. Agréable pour la peau, mais inquiétante pour l'esprit, cette douceur s'étale dangereusement dans les restes du repas. Le vent soulève les miettes de la nappe. Elles tombent sur le sol comme une neige, une poussière.

Esteban : J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer.

Solène : Qu'est-ce qui se passe encore ?

Esteban : C'est le boulot.

Solène : Ton travail ?

Esteban : Ils n'ont plus besoin de moi.

Solène : Comment ça, plus besoin de toi ?

Esteban : Nous sommes devenus inutiles.

Solène : Ne dis pas ça.

Esteban : Le père Lioubov aussi. On se retrouve tous les deux à terre. Dans trois semaines, ce sera notre dernière barque.

Et les yeux d’Esteban de tomber à terre, dans une honte sans plus de mots.

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