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Dionys Décrevel

Dionys Décrevel, né en 1976, écrivain de langue française, chroniqueur pour ADA et Benzine Mag, parolier pour les Imprudents, Vlashent Sata et Cédric Antonelli. Participe au « Rimbaud après Rimbaud » paru chez Textuel, une édition établie par Claude Jeancolas. Il a également publié dans la revue Mercure liquide et aux éditions du Manteau de pluie.

Ils étaient si nombreux dans mon sang

Publié le 23 Juin 2018 par Dionys in Poésie

Balthus - Grand paysage aux arbres (Le champ triangulaire) - 1955 -

Balthus - Grand paysage aux arbres (Le champ triangulaire) - 1955 -

A mon ami Samuel Bois

 

Marchant sur le bord de ma solitude, comme un voyageur anonyme en passe de destin, je me laisse aller aux quatre vents de l’incertitude. Ne cherchant rien, trouvant tout, allant avec la foule comme avec le fleuve, je ne cède le passage qu’aux assauts confluents des rivières. La rencontre avec la mer est le seul but de mon voyage. Je n’ai pas d’autre port que sa lumière au bout de ma vigie.

 

Le voyage est sans départ, sans arrivée. Mon point de chute est une vue de l’esprit, un vertige de mes pensées, et je n’ai que mon corps pour en soulever le mal. Je n’ai d’autre destination que mon destin, qui n’est finalement qu’une suite d’événements répétant le théâtre de la mort. Je suis hors du temps, hors des mesures de la vitesse, hors du rapide et du lent. Mon voyage est tracé dans l’instant.

 

C’est un chemin de terre creusé dans les champs du possible. Il n’y a nul bout du monde et il n’est pas plus nouveau qu’ancien. Je ne cherche aucune cité d’or et la main que l’on me tend n’a rien à dérober que ma chaleur et ma force.

 

Je n’envisage l’horizon qu’à hauteur d’homme, à hauteur de mes yeux. J’embarque les mains dans les poches, sans me soucier des heures et des lieux, contrecarrant les projets de cet homme pressé, qui court à travers foule, comme une bête traquée par le temps. Je vais à vau-l’eau, sur cette canopée qui glisse silencieusement, calquant mon visage impassible sur celui du passeur qui sait pourtant qu’il ne reviendra pas sur la rive qui l’a vu naître.

 

La foule est ténèbres, comme une multitude d’étoiles solitaires, se confondant entre elles, pour former, dans une masse crépusculaire et mouvante, le trou noir qui les absorbera toutes. Ses yeux sont plus à terre que ses pas, elle est en fuite, en cavale, elle cherche la trace d’une meute qui aurait disparue depuis longtemps, à la lisière du monde connu, là où le premier péage, vers la terre libre, réclame son octroi.

 

L’indifférence de la foule et, au cœur de cette indifférence, ma rugissante liberté. Le vent contraire du regard, face au miroir torve et faussaire, réfléchit les affres qui l’occupent intérieurement et je suis dévoré par mes yeux qui sont comme un voile sur la désillusion de l’âme. Un miroir brisé, de mille éclats, dont le mercure se répand, comme une marée lente et argentée, sur les morceaux épars de l’être.

 

Son regard, toujours en perspective, semble tiré vers un point obscur de la conscience. Toujours ailleurs, toujours plus vite, toujours plus loin, toujours trop tôt. Portée par la tentation du bonheur, qui n’est finalement que la plus haute cime du désespoir, elle s’adjoint la sollicitude des rêves, cherchant l’autre et le même, exigeant l’éternel et l’instant, dans une même coulée de temps, une même bouchée d’espace. La foule est un glacier de solitudes, fondant lentement vers l’aval de la mer et l’embouchure du monde, charriant ses cristaux de neige, chargés de plomb, qu’elle emporte sur les flots épais et lourds de la raison.

 

Je me confronte au tempétueux secret de son âme, fendant de ma proue l’avalanche de sa marée morte, que je vois venir comme une vague, et dont les écumes de larmes se soulèvent pour se briser sur la lame de mes yeux.

 

Elle marche à travers moi, piétinant ma pensée, comme elle eut piétiné toute trace de lumière sous ses pas. Je l’affronte aux yeux tirés.

 

Témoin battant de tout cela, mon cœur, caché par l’enveloppe acharnée de son corps, se laisse fouetter par le sang. Il témoigne en lui-même des temps diluviens où il fut versé pour le soc de la charrue et le remembrement des fils.

 

Mon lieu-dit ne porte nom, mon hameau est sans repaires, plus vierge encore que la forêt qui l’a vu naître et construire sa première tour de lianes sur le vert paradis de mes entrailles.

 

La marée d’ombre avance et s’étale, avec des ruisseaux si noirs que l’on dirait le sang des bêtes, et cette lave s’insinue dans les éclats du monde sauvage où nous admirons les vues imprenables qu’elle offre sur les meules du couchant, petit à petit dévorées par la mauvaise herbe du désordre, qui s’étend lentement, jusqu’à l’engloutissement d’un monde qui n’aurait pas du exister.

 

Les câblages souterrains de la ville monstre, où chacun cherche d’où il vient, sont les racines du mal. Le temps est électrique et transfère ses datas anonymes dans les fils d’or de mon cerveau.

 

Dans ce combat, sans coups ni caresses, et qui n’a de cesse que la mort, opposant ma main gantée de noir au bleu du ciel sans fond, je vois le faucon fondre sur sa proie, tel que je l’avais dressé, pour s’emparer du plus précieux des appâts.

 

Je serre ce frêle flocon de liberté dans mes poings.

 

 

 

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