VI
L’île Mademoiselle n’est pas plus fière qu’une autre. Ses attraits ne sont pas de ceux qui se donnent tout de suite au voyageur et il faut d’ailleurs un certain temps pour s’apercevoir que l’île en est bien une et que le continent s’est dissocié volontairement de ce territoire érigé en sacrifice. Il a fallu poser ce rocher sur l’eau, d’une main négligente, avec un phare tournoyant sur lui-même, comme pour amadouer la mer, avant que les flots ne viennent briguer les charmes du continent.
A l'intérieur de l’île, au cœur du village, où vivent tant de solitudes repliées sur elles-mêmes, il y a le ventre de l’ennui, avec la place centrale, où convergent lentement ces écoulements sans vies qui dégorgent des ruelles endormies, car il y a toujours cette humidité dans l’air, qui pousse au repli, qui invite au grégaire. L’été, Mademoiselle prend de l’ampleur, prend du large et du gallon, se découvre des amitiés de passage dans le baluchon des voyageurs.
Ainsi, Esteban et le père Lioubov font cause commune. Ils prennent les chemins de traverse, avec cette envie de rompre dans le cœur, ce désir furieux d’outrepasser l’ennui, qui vous prend de jour comme une grippe et qu’il faut, la nuit venue, faire évacuer dans un ultime accès de fièvre.
C’est un rempart avant toutes choses, et l’on distingue dans l'ombre épaisse de la nuit, un petit faisceau de lumière bruyante. Derrière le long rideau d'ennui, qui fait paraître les jours plus lents, et chaque mouvement plus feutré, il y a des moments de folie passagère. On veut en être, pour goûter un peu de la démesure qui manque cruellement à nos vies.
C'est soir de fête au café de la Sirène, l'unique bistrot du village, l'unique lieu sans mesure de cet endroit cerclé par la mer et déchiqueté par les vents. Dans ce lieu de perdition, du moins perdu pour les âmes nobles du silence, la nuit bat son plein. La musique y est bleue comme le désespoir. Dans l'antre, une faune fiévreuse et virile arpente le plancher bossu et branlant de la grande salle à boire. Braillant à la barbe du silence, comme un rasoir de voix enchevêtrées, tous les hommes du village sont là. Ils ont la fièvre et le désir de vivre car ils ont oublié ce qu’était la mort, pour un moment seulement. Ils boivent, ils dansent, ils chantent, ils reprennent en chœur les chansons d'autrefois, celles qui mettent tout le monde d’accord, à l’unisson. Le souvenir des chants anciens, le feu primitif, la mémoire spectrale de ces mélodieux fantômes qui dansent dans leurs têtes, cette litanie fraternelle qui revient comme un jet de pierre dans la mémoire. C'est le partage adolescent, la rumeur tribale qui suinte des cavernes, le sourire des hommes entre eux, le rire de l'homme en lui, sourd, absorbé par l’éponge de son cœur, prêt à jaillir, d’un instant à l’autre, dans le premier déglutissement de vivre.
La chanson est à boire et on chante plus que de raison. Dans les tournées générales, ça sent la hutte et le tipi, la yourte et le campement sauvage. Le rock and roll est une pierre qui roule dans le tohu-bohu de nos âmes et au bout de la musique, des corps se dressent comme un barrage de folie sur le front des nuits trop sages.
Il y a un groupe au fond de la salle, un groupe de rock. Ils ont la dent dure, creusée à l’acide, et la voix sciée au métal, sur la corde raide d’un trip oublié, qui remonte des nuits sans fonds, pour faire scintiller ses yeux de chien errant dans la pénombre. La sueur monte à la peau. Le poil se dresse vers l'extase électrique. Ils sont là de toutes leurs ombres. Il y a le chanteur, d'abord le chanteur, avec sa guitare talismanique, pendue à l'âme, lynchée à son cou. À sa droite, un autre guitariste, au visage marbré comme la pierre et taillé dans les rails. Sur sa gauche, le bassiste et son touché démoniaque, toujours du côté du cœur, du côté du revirement hypnotique. Et derrière, endiablant une rage timorée sous l'assaut de ses boutoirs de bois, le batteur, bien caché derrière les autres, fait monter la spirale infernale, comme on fait monter le sang à la tête, dans sa chimie vertigineuse, pour atteindre à la pureté du bleu et s’y noyer.
Par la musique, cette nuit est vouée au balancement des hanches et au hochement des têtes. C'est cela le rock and roll. C'est quatre corps furieux, promis à la transe, suants comme le volcan, transpirant la rage ancestrale, une musique sauvage, tendue comme un denim, à fleur de peau, qui monte jusqu'à l'outrageux orgasme. C'est la transcendance du corps fiévreux vers son âme expurgée, la volute sublime qui s'élève jusqu'aux bleus mansardés du ciel. Ils sont prêts à se jeter dans le vide. Dans le bleu du ciel et de l'âme. Dans le bleu de la mer et de la musique endiablée par ses notes. Le bleu de ces coups portés par la vie et dont on ne se remet pas.
Esteban et Lioubov sont là. Le café de la Sirène, enfumé, baignant dans la brume de ses profondeurs crachées comme un poumon, se souvient des ses jours vides à boire. Ce soir et cette nuit, l'estaminet est au sommet de sa gloire. Il atteint le baroque rougeoyant de ses rêves les plus fous. Le bouge idéal est peuplé comme la peste. Avec ces corps voués à la transe et au féroce, le café de la Sirène est le rêve jouissif et suant de ses pires cauchemars.
Ce sont des hommes qui boivent, qui dansent, qui chantent, pour l'oracle d'être ensemble au soir de farandole et de beuverie. Ça transpire le sang. Les corps tournent sur eux-mêmes, le corps des hommes, purs comme l'acier, trempés jusqu'aux os, qui boivent, qui dansent, qui chantent, pour aller plus haut que le juché d'infortune d’où ils aiment se jeter pour y pulvériser leur peur du vide. Plus haut, pour placer leur voix à hauteur des dieux oubliés. La plus haute note du désespoir, pour le fidèle incroyant qui s'immole, dans la spirale de son désir, et qui d'un coup redescend au plus bas. Plus bas que terre, dans les limbes de la dignité.
La Mère Rougon est euphorique. Cette nuit faste et sans limites en renfloue bien d’autres et le tiroir-caisse avale, pinte après pinte, de quoi voir venir l’hiver.
Commande après commande, entre deux larsens survoltés, entre deux yeux chevauchant sa croupe, au milieu du chaos des hommes endiablés, Marieke, la nouvelle serveuse, traverse la longue salle à boire de la Sirène à l’emporte pièce. Le café s'inonde lui même et se surpeuple à mesure. La nuit grouille de regards. Elle va le corps effronté, un plateau levé au ciel, transportant le lourd bagage d’alcool qu’elle doit livrer de table en table aux hommes assoiffés.
Ressac imprévisible du désir, les hommes sont partout. Tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt dans le tas, pour échapper d'un bond à la main baladeuse et claquante de la honte, Marieke se fraye un passage dans la moiteur des corps et la chaleur des esprits. Le rouge aux joues, le souffle court, Marieke sent la folie gagner petit à petit ses nerfs. Un besoin d’air soudain l’appelle, dans le puits sans fonds de ses parois brûlantes, dans sa gorge en feu, Marieke sent la liberté rugir, appeler au secours. Marieke veut crier. Mais qui saurait l'entendre au travers de la lourde épaisseur du vacarme ?
Elle traverse l’épais manioc de la nuit, d’une jambe leste et d’un pas plus vif que le feu, Marieke évite la grappe laide et sournoise de ces hommes unis, secrètement, dans leur bestialité. Celle qui sommeille en chacun d’eux, dans le berceau d'alcool de cette nuit étoilée de foutre et qui voudrait y jouir sans savoir comment.
Esteban et Lioubov ne dérogent pas. Ils boivent déjà plus loin que leur soif. Marieke revient du fond de la salle, en dansant sur ces airs rageurs qui fustigent la nuit. S’extirpant d’un geste ultime, ample et sinueux comme une traînée de poudre, ses hanches tombent droit dans le regard d’Esteban. Elle relève les yeux vers lui. Il ne sait plus, entre la honte et la passion, ce qui le brûle au plus profond.
Marieke : Vous prenez quelque chose ?
Lioubov : De l’absinthe, encore de l’absinthe !
Et la musique de battre encore plus fort !
« A prayer for a wanker, just a prayer for a wanker »
De son côté, Solène est seule, dans la Maison du Cœur debout. La maison des amoureux, ce soir, ne brûle plus ses torches au chambranle de l'étoile. C'est l'ombre du ciel qui semble recouvrir la maison de son toit d'ardoises noires. Tout est trop calme et le silence ordonne les pensées de Solène dans un cheminement vertigineux. Le doute s'étend dans son cœur comme une tache d'encre sur le buvard de l’insomnie. Elle se remémore une discussion avec Esteban, une phrase, un mot plus précis, une syllabe tranchante sortie de nulle part, et tout un fagot de souvenirs s'embrase. Maudit soit ce mot qui dépeuple d'un coup son amour. Solène est amoureuse mais son cœur ne suit plus. La nuit est tendue de part en part. Les hoquets de la grenouille, que l’on entend dans le profond du puits, rythment la solitude de Solène au compte-goutte. C'est un supplice doux comme l'amour mais le silence distille sa torture dans le cerveau des amoureuses. La nuit, pauvre en lumière, ne daigne plus couvrir le corps des amants refroidis. Le vent lui même ne joue plus de ses flûtes stridentes sur le môle. La terrasse, oubliée par les caresses nocturnes du vent, ne bruit d'aucune feuille. La vigne est vierge et son peuple d'araignées ne tisse le filet d'aucune toile sur le silence de sa proie. Solène est en cercle autour d'elle-même. Elle tourne comme un fauve dans les pièces bâties d'absence qui l'entourent. Les murs intérieurs de l'amour n'enserrent plus le corps d'Esteban. Solène est sans amour. Esteban n'est pas à ses côtés. Il n'est plus le compagnon rêvé de ce grand voyage qu'elle rêvait au pays d'amour. Le charme est rompu. Solène maudit son amour. Son cœur s'éveille brusquement à la colère. Elle se maudit aussi. Solène marche en spectre dans les pièces rouées par les coups de l'habitude. Elle traverse le silence des pièces. Tout est dit, dans l'absence de l'ombre. La rage de Solène est en dedans. Son souffle ne trahit rien de son ébullition intérieure. La maison est trop petite pour sa colère. Elle sort, face contre nuit.
Solène est en marche. Elle traverse le lourd village de son enfance comme une pierre lancée par la fronde. Il est minuit. Les douze coups sonnent au cocher de l'église. Solène sait. Ses pas l'emportent en un roulis de pierres jusqu'à l'échafaud de sa certitude.
Le café de la Sirène est empli de lumière et de bruit. Les yeux de Solène sont incendiés. La lumière rougeoyante qui s'échappe du café l'emporte dans les ténèbres de la jalousie. Solène, effrayée par ce qu’elle pressent voir, regarde au travers des petits carreaux embués qui donnent sur les hommes. Elle voit le peuple. Elle voit l'homme qu'elle aime, Esteban, qui est déjà tombé dans les bras brûlants de l'alcool, accoudé au comptoir glissant du zinc, emporté par la fièvre contagieuse qui semble envahir le café. Solène, derrière la vitre, observe la mort de son amour comme on observe un papillon donnant ses derniers coups d'ailes dans le fond d'un bocal.
Esteban est en grande conversation avec le Père Lioubov. Ils esquissent, dans l'air épais de la salle à boire, des gestes de fusains et de sanguines. La serveuse, Marieke, avec ardeur, plonge ses yeux de braise au travers du corps d'Esteban qui reste comme foudroyé. Elle sert un nouveau flot d'absinthe au fond des verres éventrés que les deux hommes tiennent au creux des mains. L’alcool monte aux yeux comme un brûlot de larmes dans la gorge. Solène, en dehors du monde, pleure les premières larmes de son naufrage.
Esteban : Quelle idée de venir travailler ici ?
Lioubov : Je suis sûr de vous avoir déjà vu quelque part.
Marieke : Peut être en mer, qui sait. C'est souvent que je traverse à la nage.
Esteban : Comme les sirènes ?
Lioubov : Arrêtes tes conneries, y a jamais eu de sirènes ici !
Esteban : Le rêve des hommes, c'est comme la vraie vie.
Lioubov : Jamais vu de sirène moi. Y a longtemps que je serai chez les fous, si je les avais vu.
Marieke : Bon, vous m'excusez, mais j'ai du boulot !
Marieke, campée sur son port de reine, revenant dans sa grâce primitive, prolonge son sourire d'un geste volé à l’instant. Et voici que les deux hommes la voient s'enfuir dans la nuit fauve, comme le bond d’un tigre. Reprenant le rythme effréné de son service, elle repart à l'assaut du bruit et de la lumière. À chaque envolée de la raison, à chaque tournée d'absinthe, à chaque rasade, la musique se fait plus forte à boire.
« I can swear, someday we’ll take this other way. Let me crawl up to any big wide road »
Marieke est appelée du fond de la salle par les musiciens. Les voix s'élèvent à l'unisson. À boire ! Les musiciens veulent à boire ! Esteban regarde Marieke se porter à leur secours. Le buvard de ses yeux s'imprègne de ce mouvement miraculeux des hanches.
Lioubov : Tu y crois toi à ces histoires de sirène ?
Esteban reste silencieux. Ses yeux transpercent la salle enfumée pour partir à la recherche de son désir. Il est envoûté par cette beauté lunaire dans laquelle il vient de planter son regard.
Au crépitement soudain d'une voix dans la salle, Marieke se retourne du côté des hommes. De cet abrupt versant du corps, Marieke offre sa poitrine en triomphe au regard débordé d'Esteban. Au même moment, soulevé par la rage, le groupe entonne de nouvelles paroles qui seront bientôt reprises comme un hymne.
« But I want to be sure, yeah, I wanna be pure and I carry on with an inner storm and it’s blank around »
*
Le café vient de fermer. Toute la nuit résonne comme un sarcophage de solitude sous la voix tonitruante des hommes. Esteban et Lioubov, ivres morts, arpentent le chemin des berges en titubant leur soûl. Ils zigzaguent au hasard des arbres qui bordent l'allée du môle. Une perspective entrouverte sur la mer. Et à l'avant, tout autour du petit bassin du port, un chemin possible sous les éclats de lune et les projecteurs de l'étoile. L'île Mademoiselle et son port défient l'infranchissable nuit. Longeant la petite rade incertaine, Esteban et Lioubov s'accrochent l'un à l'autre, coude à coude, puis se séparent au gré des arbres, reviennent à leur mariage divaguant, au liens sacrés qui les unissent. Tous deux sont l'un et l'autre, le semblable et le même.
Lioubov est au faîte de sa voix. Il hurle dans la nuit, proférant à des personnages imaginaires sa parole rêvée. Interpellant ainsi le tout venant de son imagination, Lioubov s'invente une langue barbare et sauvage, compréhensible de lui seul, ou de ses interlocuteurs privilégiés, que sont à cette heure, les arbres et les étoiles. Esteban, comme débordé, est en avant. Les deux hommes, chacun de leur côté, avancent en aveugles, glissant sur la nuit, à la recherche d'une cavalière nocturne ou d'un compagnon de parole, à qui accorder la dernière danse, vers qui prononcer le dernier mot.
D'un coup d'un seul, c'est un grand bruit dans l'ombre. Un Trafalgar éclate subitement sur l'eau. Le port est surpris par la résonance d'un éclat. Esteban vient de tomber dans la rade. Son corps transperce l'eau froide et fait un bouillon nocturne de son souffle. De grands sursauts de bras et de jambes jaillissent de l'eau glacée. Esteban se débat avec lui même.
Esteban : Lioubov ! Lioubov !
Le vieil homme, bien plus loin dans ses rêves, déjà dispersé, ne répond pas. Il marche comme un seul homme à la tête de sa folie. Lioubov ne s'aperçoit de rien. Il avance tout en parlant aux étoiles. Il continue sa marche infantile au cœur d’un monde dépeuplé. Sur son chemin, un arbre semble lui tendre généreusement les bras. Lioubov s'approche du platane et l'embrasse chaleureusement, comme un vieux compagnon d'infortune oublié, que l'on croise vingt ans après dans les rues de son enfance.
« I could stop now but it’s another dream my friend »