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Dionys Décrevel

Dionys Décrevel, né en 1976, écrivain de langue française, chroniqueur pour ADA et Benzine Mag, parolier pour les Imprudents, Vlashent Sata et Cédric Antonelli. Participe au « Rimbaud après Rimbaud » paru chez Textuel, une édition établie par Claude Jeancolas. Il a également publié dans la revue Mercure liquide et aux éditions du Manteau de pluie.

Bord de lame - Chapitre 4

Publié le 9 Mars 2019 par Dionys in Roman

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

IV

 

Lioubov, le passeur aux yeux brûlés, à la peau tannée par le soleil, Lioubov, le témoin privilégié de tant de passages sur cette petite parcelle du monde, un homme qui a bu la mer jusqu'à lie, qui a bu l'océan jusqu'à la plage. Verre pilé des sables, où s'étendent aujourd'hui les corbières de la jeunesse, marées sans cesse renouvelées de nos destins de coquillages, voici l'homme qui a vu l'homme aux poumons atlantiques, les branchies d'un souvenir inspiré au plus profond de lui-même, malgré ses poumons noirs de suie, parce qu’il a beaucoup fumé, ce vieux loup de mer accroché au bastingage de la mémoire. Les oracles du soleil lui ont prédit la vieillesse éternelle. L'homme endurcit son cœur au son des légendes et des mythes qui ont rythmé sa jeunesse. Le père Lioubov se souvient de ces contes, dont on bordait les enfants insulaires, pour qu'ils s'endorment avec le goût de l'aventure en eux. Lioubov, comme un enfant, qui porterait la barbe blanche de la sagesse, a gardé cette appétence pour le libre et le souverain, œuvrant pour la joie du prochain, mais toujours en silence, parce qu’il y a des choses qui sont imprononçables, des mots qui ne se disent pas, du moins en mer. Même en pensées, il ne faut pas provoquer la superstition. Il faut travailler pour éclore et sortir de l’œuf, qui est comme le ventre des baleines. Et il travaille toujours et il travaille encore, car c'est la loi des hommes. Et l’œuf dont il est sorti est devenu cette coquille, perdue en mer, sur laquelle il navigue depuis des temps qui ne sont plus comptés. Lioubov transmet de part en part un peu de ce qu'il est, témoin de cette vie dissolue où embarquent parfois d'intrépides passagers. Entrouvrir la lumière, c'est le secret qui déborde de ses yeux, quand on l'observe à la proue de l'Atalante, son bateau miracle, qui arpente encore l'immensité liquide où l'océan déverse sa lumière. Il est au seuil de tout cela. Le père Lioubov n'est pas en mer, il est en vie. Son cœur est liquide comme la lumière. Cinquante ans de métier, au gré des vents, à la mesure du soleil, à la force poignante de l'océan. Cinquante années d’un homme, avec les yeux rivés sur l’horizon, chaque jour plus précis, mesurant les possibilités du large, pour finir comme ce point noir, indéfini et mouvant, que l’on distingue du plus loin de la vigie.

De l'île au continent, le père Lioubov a parcouru pour près d'une vie ce chemin de mer tracé dans l'océan. Il a pourvoyé les plus terribles nourritures terrestres. Il est le témoin privilégié de ces lointains voyages que l'aventurier prémédite pour finir dans le ventre affamé des baleines. Petites mise en bouches humaines pour le festin gargantuesque de la vie. Insulaires, touristes, voyageurs de commerce désargentés, en quête de clients plus pauvres encore, simples habitants de Cocagne, fonctionnaires en mission d’obligation, citadins curieux de cette île qui leur fait face avec fierté depuis des temps sans mémoire, voici la barque quotidienne du père Lioubov. C'est l'Atalante. Elle mouille timidement dans le port de Cocagne. Il est à son bord. Ni dieu, ni maître, la solitude du vieil homme ne se fie qu’au répondant du silence et à l’écho des ces vastes pontons qui soutiennent le débarcadère. Ce sont les repères inamovibles d’une vie réglée au degré près. A bâbord, les chantiers navals et les grues qui fendent le ciel de leurs grands mouvements d’albatros. A tribord, la pêcherie, avec ses usines de poissons qui sentent la marée et le travail à la chaîne. Et plein front, la ville, avec son évêché, son diocèse, sa pensée verticale, dressée comme une cathédrale.

De vieux amis que le port de Cocagne et la barque du père Lioubov. De vieux amis qui pourtant ne se parlent plus depuis longtemps, promis au rebut, à l'inutile, car le port ne s'adonne plus au commerce d'antan et l'Atalante ne charrie plus son lot quotidien de passagers. C'est ce que disent les experts, c'est ce que disent ceux qui savent. Ils appellent ça le chômage technique et puis après, cela devient le chômage de longue durée, le départ volontaire, le départ à la retraite, la mort.

Un instant figé sur la vue glacée d'une carte postale, le port de Cocagne et sa triste figure. Au pied de la ville portuaire, sous-préfecture dressée sur son monticule maintes et maintes fois assiégé, s'entrouvre une petite baie aujourd'hui presque entièrement soumise à la plaisance de quelques riches aventuriers qui stationnent leurs bateaux d’agrément en attendant la période estivale. Chaque jour, à raison d'un aller retour le matin, d'un autre l'après-midi et d'un dernier le soir, le père Lioubov achemine le tout venant de ses rares voyageurs. Cocagne est seule. Elle n'est plus la seigneurie d'autrefois. Même si ses bras de mer s'ouvrent encore à quelques bateaux, dont les voiles pigmentent la tristesse du décor, il n’y a plus guère que le moteur toussoteux de l’Atalante pour briser le charme silencieux de la baie. Elle pénètre et se retire chaque jour du port, en entonnant ses crachats de fuel aux oreilles des quelques rares pêcheurs qui osent encore taquiner les courants. Le garde-manger de la mer s’épuise et tout ce qui surnage a le goût et l’odeur des marées noires. L'Atalante a la fierté de son âge mais elle a perdu la précision et la vitesse qui faisaient sa renommée. Lioubov est ainsi. Il sait les voyages du naufragé comme ceux des marins invincibles qui ont surmonté toutes les avaries. Quand on voit venir l'Atalante, on sait qu'elle sait.

Le voyageur, n'ayant pas d'autre moyen de rallier l'île Mademoiselle, s'approche toujours avec inquiétude de l’embarcation mais il n’a d’autre choix que d’abandonner sont sort, et sa vie, au vieux loup de mer. Il faut compter quelques minutes avant le départ et une jeune femme, simplement chargée d’un petit baluchon de voyage, s'approche de l'embarcadère. L'inconnue semble presser son pas pour ne pas manquer l'envolée de la première barque. Elle fait trotter ses bottines noires sur la jetée de ciment gris, et ses vêtements sont de vert sombre, et sa mantille de dentelle noire se mêle au jais de ses cheveux dépeignés par le vent.

Lioubov : Vous pressez pas, j'attends mon second.

Marieke est une femme forte. Elle a le regard dur et noir, qui reprend le ton des boucles folles de sa chevelure, une peau claire en contrepoint, un port de haute fierté, une cambrure d'escrime, avec des jambes campées sur le sol et une façon toute particulière d'observer le monde pour en percer le secret. C'est elle qui s'avance vers l'autre. Elle n'est pas de celles qui attendent. Dans son baluchon, Marieke a tout ce qui lui faut. Elle voyage plus léger que l’âme. Marieke regarde droit devant, elle affronte son monde sans vergogne. Mais malgré sa beauté roturière, Lioubov la regarde à peine. Il est dans ses pensées. La jeune femme monte dans la barque et sort quelques pièces de sa poche. Tout est compté. Lioubov n'a pas à rendre la monnaie et se contente d'un petit incliné de la tête pour remercier sa passagère.

Marieke : C’est l’heure, je crois.

Lioubov : On sera peut-être bien que tous les deux.

Lioubov semble inquiet. Il a les yeux rivés en direction du port. Fixé dans la douceur du vent qui l'enveloppe, son corps tangue timidement dans l’air. Le temps veille sur lui, comme le balancier d'une attente, et la vigie pointe sa longue vue sur l'ennui vertigineux du continent. Lioubov attend la venue d'Esteban, son second. Ils se sont donnés rendez-vous ce matin, au port, comme tous les matins du monde, pour partir ensemble vers l'île. C’est ainsi chaque jour, tous deux sur le sentier de mer. Ils vont, ralliant Mademoiselle à Cocagne. Un aller, un retour, et cela trois fois par jour, qu’il y ait ou non du monde, et bien souvent personne, à embarquer. Lioubov attend Esteban mais il ne vient pas. Encore une fois, Esteban se fait attendre, comme s’il n’était pas sorti de ses rêves.

Lioubov : On peut pas compter sur lui.

Marieke, pour l’instant seule à bord, s’installe à l’avant de la barque en trépignant de ces petits pas sonores et resserrés qu’elle fait claquer sur la coque du bateau. Attendant le largage des amarres, elle fait son choix parmi la douzaine de sièges qui s'offrent à elle. Choisissant au plus près de la proue, Marieke égraine au vent tout un chapelet de gestes impatients qui ne font qu’agacer le Père Lioubov dont les yeux, mus par une lente provocation, semblent à nouveau se concentrer vers le port.

Marieke : Qu'est-ce que vous attendez pour partir ?

Lioubov : J’attends le petit.

L’angélus de sept heures sonne à l'église du bas port. C'est l’heure du départ, depuis toujours, et l'absence d'Esteban n’y change rien. Les horaires doivent être respectés, cela fait partie des engagements de la compagnie et Lioubov les suit à la lettre depuis plus de cinquante ans. Il faut partir.

Lioubov : C'est l'heure.

Lioubov regarde Marieke avec des yeux abandonnés. Le vieux passeur, lassé d’attendre Esteban, ne se souciant plus des frasques qu’il a si souvent pardonnées à son fidèle compagnon, décide d’embarquer sans lui. Il retourne à ses gestes simples et précis qui rythment depuis si longtemps son travail. Il balance un peu de son corps sur le pont et regarde le ciel prometteur qui surplombe ses vieilles habitudes d’un soleil bienveillant. Lioubov largue les amarres. Le moteur de l'Atalante se laisse emporter dans le combustible d'une colère, somme toute bien humaine, et l'embarcation se soumet à la mer, s’éloigne lentement du rivage.

Aurait-il bifurqué au carrefour ? Non. Les pas d’Esteban se sont dispersés en chemin. Il y a tant d’obliques dans un destin qu’on ne peut pas toujours y marcher droit. Il faut se laisser aller au hasard de la courbe, même si elle ne mène parfois qu’à soi.

Esteban arrive au port. Il est sept heures passées. Le silence pesant qui suit l’angélus le confirme. En jetant son regard en avant, plus loin qu’il n’oserait d’habitude, Esteban voit le bateau du père Lioubov s'en aller comme il est venu. L'Atalante laisse derrière son sillage une eau grise et verte, presque noire. Les sursauts réguliers du moteur présagent d'une fin prochaine, d'un lent engloutissement. La machine, comme l'homme, se laisse appeler par l'inutile. Du bout des yeux, Esteban regarde l'Atalante s'échapper du port, s'éloigner lentement du rivage. Comme si la barque cherchait à s'adjoindre les faveurs de la mer, l'Atalante caresse les eaux, dans le sens du poil brillant que le soleil commence à dessiner sur sa peau. Elle vire de bord pour ne pas brusquer le flux et s'adapter à l'eau capricieuse. Lioubov ne cesse de remettre l'ouvrage à la mer. Sa barque est un point de solitude sous le ciel qui commence timidement à embrasser la mer pour se confondre avec elle. Esteban laisse l'Atalante s'enfuir où bon lui semble. Dans une heure, elle aura rejoint l'île Mademoiselle, comme à son habitude, sans se soucier de ceux qui, comme lui, restent hors du temps, hors des mesures de la vie.

Alors, Esteban marche le long du port. Il divague un peu au hasard des bâtiments qui lui sertissent un chemin tout tracé dans ce labyrinthe de béton et de tôle. Des chats maigres, errant du côté des usines de conditionnement, se faufilent entre les larges et lourdes pierres du môle. Ils semblent lui indiquer le chemin, comme pour le perdre, le tenant toujours à distance derrière eux. Ils sont quelques mètres en avant, dressant leur queue, pour peu qu’ils en aient encore une, crochée au corps, comme un signe de ralliement. Ils miaulent dans le crachat du vent, sous lequel ils se tapissent, pour ne pas disperser leur peu de forces. Les chats deviennent fous. C’est l’odeur du poisson qui envahit l’espace et qui brûle petit à petit leurs cervelles conditionnées par la faim.

Il est maintenant huit heures. Esteban remonte la rue qui mène au belvédère. Sur le trottoir d'en face, une petite fille, un cartable de dix kilos sur le dos, grimpe la côte tel un sherpa de haute enfance. Elle a le dos courbé, de petites lunettes cerclées sur les yeux, une queue de cheval aux cheveux noirs qui balance au gré des pas qu'elle imprime sur le sol. Une terrible détermination se lit dans sa démarche. Elle ne prête pas attention à Esteban et le dépasse. Ses yeux sont concentrés vers le lointain. Elle fixe, en haut du mont, un point obscur de l'existence.

De l’autre côté du monticule, qui n’est finalement qu’une brassée de terre, on aperçoit les chantiers navals et les grues qui manœuvrent dans l’air avec leurs longs bras d’acier, leur ventre en contrepoids et, comme de petits points mouvants, dans leurs cabines en suspension, les grutiers supervisent le monde qu’ils sont en train de construire. Esteban ne peut s’imaginer construire un monde qui ne serait pas le sien.

Esteban continue à suivre les assauts de son corps, qui le porte, qui le mène vers des lieux plus propices au soulèvement des cœurs. Il s’arrête au café de la Marine, où viennent habituellement les ouvriers des chantiers navals. Il y aussi quelques ouvrières de la poissonnerie, quelques dockers, forts à bras, dont les échauffements se font par de grands gestes tranchant l’atmosphère épaisse du café. Fixes et journaliers, tous laissent ici leur trace haletante, faite de sueur et de muscles, et de pensée aussi, puisque ici, dans ce café sans prestige, on peut tout se dire, se livrer sans vergogne, se délivrer de la parole contrainte, du corps fatigué, de l’esprit endigué par tant d’années de travail. Le café de la Marine est fait de petites tables en formica et de chaises dépareillées qui tournent le dos au monde extérieur. Car dehors, c’est la mer. C’est le ciel immense, c’est une vue imprenable sur le travail. On préfère lui tourner le dos. Les ouvriers ne veulent pas dresser de belvédère sur leur souffrance, ils préfèrent de loin regarder en dedans, car il y a comme une vue sur le cœur. Et dans la perspective de ce monde meilleur, il y a surtout ce long comptoir de zinc, cabossé par tant d’années passées à tabac, tant de commandes jetées dans le bruit des tasses, et l’entrechoquement des bocks, tant de mots à la criée, jetés comme des poissons ruisselants sur le banc des hommes, tous alignés comme au dortoir, le long du zinc. Un bar si long qu’il aurait des allures d’infini dans cet endroit pourtant si replié sur lui-même. Esteban avale d’un trait un café noir, serré comme la nuit.

Autour du chapiteau, la chaleur irradiante du spectacle parsème encore de sa douceur l'air caillé du demi jour. Le désir n'a pas faibli de la nuit. Hier, tout était de lumière. Aujourd'hui, l'éclat demeure comme s'il s'agissait de l'éternel instant. Les yeux d'Esteban ne sont plus à son regard. Ils abordent le souvenir intérieur pour y déceler le brillant d'une mémoire encore fraîche. Esteban hésite. Il aperçoit les camions rouges de la troupe. Chenille de rouge garance, stationnée comme un seul être rougeoyant autour du chapiteau, son corps est un animal aussi vivant que la légende qu’elle encercle. C'est tout un monde pour Esteban. Même si rien ne lui paraît étranger, tout lui semble inaccessible. Et pourtant, du bout du regard, il entrevoit le chambranle d'un espoir, un seuil, une porte qui pourrait s’ouvrir. Esteban se sent appelé, par l'autre côté, par la nuit qui fait signe. Un entrebâillement du désir sur la perspective du soudain. Le regard d'Esteban plonge avec ferveur dans les restes du miracle.

C'est la ménagerie. Encore ouverte au public, un subtil mélange d'odeurs et de cris se dissipe sur les sens. Rutilements sauvages d'un monde qui n'est plus, la beauté sauvage des jungles ordonne ici son testament. Le promeneur curieux, happé par la sauvagerie des ses hôtes, ne sait rendre son regard à l'animal enfermé qui parfois le fixe, droit dans les yeux. Esteban entre à tâtons dans la savane de son enfance. Un animal, des animaux. Il se souvient de l'animal capturé de ses rêves. Dans sa mémoire aux lianes entremêlées, c'est un chemin tracé au coupe-coupe. Esteban se respire animal, se souvient en lui du singe qui grimpait aux arbres. Le dromadaire, une bosse, le chameau, deux bosses. Un éléphant, des lamas, des chevaux, un étalon noir comme la nuit, et des juments claires comme l'étoile. Trois ânes, en cousins besogneux, qui s'essayent à la superbe du cheval sans réussir au miracle, et toute cette arche embarquée comme un rêve sur les flots du déluge.

Au détour d'une allée, traversant d'un regard les barreaux d'acier d'une des cages, Esteban tombe nez à nez avec le tigre. En seigneur des lieux, il fait les cent pas derrière ses barreaux de fer. Le tigre tourne en rond sur lui-même. Comme le temps qui l'a fait prisonnier, il tourne autour de son ennui. L’homme et l’animal se font face, croisent leurs regards, arpentent un instant leurs âmes, dans une intime mélancolie, puis retournent à leurs pensées.

Tout d’un coup, la voix d’un homme surgit dans l'instant.

Vlad : On cherche quelqu’un pour la ménagerie. Ça te dit de faire la route avec nous ?

Esteban : Avec le cirque ?

Vlad : Nourri, logé, blanchi et payé. Par contre, c'est toute l'année sur les routes.

Esteban : C'est que je ne suis pas grand voyageur.

Vlad : On démonte ce soir. Si tu changes d'avis, demande Vlad. Je suis ton ami, tu me trouveras du côté du chapiteau.

Vlad repart. L'homme s'engouffre dans un retrait invisible de la ménagerie pour disparaître du regard désarçonné d'Esteban. Silence. Des souvenirs passent, des rêves, des doutes. Esteban est en proie à ce vide qui tout d'un coup l'inquiète. Il est dans le creux songeur de sa pensée. Esteban, ne sachant où se rendre, revient dans les yeux du tigre. Son regard semble l'attendre de toute éternité. Les deux animaux se font de nouveau face. Corps et âme, homme et animal, se transpercent l'un l'autre dans l'instant qui les sépare. Le tigre sort de sa torpeur. Esteban sort de ses pensées. Le souffle du félin, puissant comme la nostalgie des plaines, répand sa force dans toute la ménagerie. Esteban, muet, ne peut rien contre le soupir de cette colère.

Animal, animaux, il y a tant de mondes en un que l’on pourrait se perdre. Sur terre, en mer, au ciel, il y a tant de chemins possibles qu’il faudrait mille vies pour un homme. Et pendant ce temps, Lioubov, enivré par le bruit sourd et constant du moteur de l’Atalante, se perd dans ses pensées. Le continent est loin. Banni du regard insulaire et de ces rares passagers, qui ne savent plus trop où ils vont, Cocagne est désormais le phare éteint d'un pays presque oublié.

Du côté de l'île, la barque du père Lioubov aborde le petit port de pêche de l'île Mademoiselle. Son débarcadère, ses pontons, sa digue, ses petits bateaux aux mâts blancs, ses voiles à l'attente. Tout comme du côté de Cocagne, mais en miniature, comme une maison de poupée, peuplée de mignonnettes efflanquées, sans aucune industrie, sans aucun bâtiment de plus de deux étages qui chercherait à dévisager l’horizon, sans la grue du chantier naval griffant l’infini du ciel, sans l’odeur du poisson qui rend fou. Tout est à hauteur de l’océan, dans une humilité qui n’aurait rien d’humaine, si ce n’était la présence de l’animal dans l’homme. Mais il ne sert à rien de le provoquer.

Sur le bord, une jeune femme attend son heure. Calmement impatiente, ou peut-être ainsi résignée par les contrecoups du temps et du sort, sa silhouette ne trahit que très peu son caractère impulsif. La rondeur domine, comme si la courbe amenuisait les arrêtes palpitantes de la colère qui dans le sang mijote à feu doux. Le vieux Lioubov, qui connaît bien Solène, lui fait un signe de la main. La petite amie d’Esteban est une jeune femme au cœur pur et simple. Ses yeux sont aussi tendres que ses mains. Son sourire est une lame de gaieté dans le pain noir de la tristesse. C'est une âme confidente et respectueuse des secrets. Mais Solène est aussi franche comme un coup de fusil. Elle apprécie la compréhension fidèle de ceux qui l'aiment et ne supporte pas leur insouciance face à la vie.

Lioubov et sa barque abordent ce moment comme le refrain d'une chanson. Suspendu à ses lèvres encore muettes, où tout semble pourtant se préparer à la tempête, Lioubov regarde Solène avec douceur et pose sur ses affres une pensée bienveillante. La barque accoste au rivage de l'île. Solène s’approche de l'Atalante et dans un regard perçant, comme peut l'être celui d'une femme, aperçoit le visage de Marieke puis son corps tout entier. Le regard des deux femmes se croisent, dans un silencieux entremêlement de venins, sans mot dire, puis se séparent comme deux serpents qui n’auraient fait que glisser l’un à côté de l’autre, sans se toucher vraiment. La mystérieuse passagère s'envole, n'abandonnant derrière elle aucun signe, aucun geste. Pas même au père Lioubov. Pas même à la mer qui s'étale pourtant dangereusement derrière elle. Marieke s’en va, pénètre le village portuaire comme si elle en connaissait déjà chaque pierre.

Solène s'approche. Le père Lioubov la connaît bien. Ils n'ont pas peur de la franchise de leurs yeux. Ils savent laisser voguer leur parole au gré des sentiments qui les animent.

Lioubov : Le petit ? Il est resté de l’autre côté. Je l’ai attendu un bon moment mais tu connais Esteban. Essaye à la barque de midi.

Solène : Comme si j’avais que ça à faire ! Laisse le revenir à la nage cette fois, ça lui fera les pieds.

Colère, volée de bois vert, Solène vocifère encore dans ses gestes et puis s’apaise, pour ne pas confondre le pauvre père Lioubov avec les affres d’Esteban qui, on ne sait ni où ni pourquoi, s’éloigne petit à petit de ceux qui l’aiment.

Sur la grand’ place, on démonte le cirque. De son passage, il ne restera bientôt plus rien qu'un souffle de vent. Le petit monde éphémère, la société flamboyante et nomade, la troupe, ne se donnera plus ici en spectacle. Elle continue sa route. Elle va son chemin de petit bonhomme sur les voies sinueuses de l'émerveillement. Elle prend le virage de la découverte, une tangente plus propice à son destin, un saut dans le vertige de l’imprudence. L'autre destinée. Puisqu'il y à ceux qui restent et ceux qui s'en vont, voici l'heure venue de n'être plus de ce temps. Le chapiteau qui s'élève dans l'égérie du ciel va tomber. Il chute aux ordres des maîtres. La grande toile s'abat sur le sol dans un immense soupir de soulagement.

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