III
Esteban ne s'en remettra pas.
Le voici, errant dans les rues de la ville, à la recherche de son bien. La sous-préfecture arrogante, sûre d'elle, tirée au cordeau, cadenassée de rues à l'identique, ne laisse que peu de chance au hasard. Le centre commerçant, la rue piétonne, partout cette même dévotion au commerce, à l'argent, au marchandage. Une vitrine où Esteban croise subrepticement son regard dans la froideur d’un bleu électrique. Plus loin, une autre vitrine, qui rougeoie de couleurs plus chaudes, attirant corps et biens, avec des mannequins nus, sans vêtements, dans leur plus simple appareil, fait de silicone et de plastique, prenant des poses humaines censées refléter nos déhanchements les plus naturels. Démêler le vrai du faux, et le réel de ce puits d’imaginaire où toute pensée s’engouffre, où toute folie peut jaillir, d’un coup, en vous sautant à la figure.
Esteban se remémore. Il voit d’autres reflets dans la vitrine, des reflets qui ne sont pas les siens. Il voit la trapéziste qui se balance, nonchalamment, assise sur sa barre d’exercice, les bras levés vers le ciel, tenant dans chaque main les deux cordes tressées qui supportent sa balançoire au-dessus du vide. Elle se balance, doucement, loin de tout danger, avec un sourire sans entraves. A ses lèvres, le rouge garance d’une bouche qui semble dessinée pour la passion. Il fait ressortir plus encore la voie lactée de son visage, clair comme un phare, brillant dans la nuit. Elle est le phare, préservant du naufrage, celui qui annonce le découpage acéré du continent tout en vous préservant du fracas de ses côtes.
Esteban veut faire le point, ses yeux sont troubles comme l’étang. Dans le puits sans fond de ses visions, il distingue encore quelque chose, qui petit à petit se précise, sous la brume de ses pensées. Tout au fond, dans le délavé de sa pupille, dans les profondeurs de son regard, Esteban voit cette main qui lui fait signe, qui lui offre sa paume ouverte et les lignes d’un destin. Il reconnaît la main d’une femme. C’est sa main gauche. A son annulaire, une alliance. Mais quelle est cette femme ? Quelles sont ces visions qui tout d’un coup le happent au-delà de la frontière du vitrage ? De l’autre côté, ce n’est qu’un mannequin sans vie, sans autre forme que cette pose prise pour le chaland. Il voit la main blanche, immaculée, sans vie, du mannequin. Il veut la saisir, la prendre dans la sienne, croiser ses doigts avec les siens.
Esteban s'imagine encore plus loin. Il avance, maître de ses gestes, dans une rue couverte, un passage commerçant surplombé d’un haut plafond de verre et d’acier. Les verrières ne semblent tenir qu’à un fil. Esteban à l’impression qu’elles sont prêtes à s’effondrer sur lui. Il la voit qui s’approche, dangereusement, comme une étoile filante. Il la voit, tombant, comme un fruit des arbres de la nuit. Elle est comme un météore en fusion, fait de flammes et de chair. Il sent sa chaleur de plus en plus intense à mesure qu’elle s’approche. Elle est là, comme une boule de feu, et dans l’instant qui suit, fracassant la verrière, pulvérisant le cristal par son poids et sa vitesse, des éclats volent par milliers dans l’espace. Esteban ferme les yeux. Il entend tous ces morceaux du monde fondre sur lui et se répandre sur le sol dans un bruit tout droit sorti des enfers.
Il va être difficile de trouver un bar ouvert à cette heure. Cocagne est aussi close que la nuit qui l’enveloppe, de ses bras noueux, aussi close qu’un cœur qui aurait cessé de battre. Il est précisément trois heures du matin, l’heure du silence le plus pur. Dans toutes les villes du monde, à cette heure, nous sommes aux limites d’un silence presque insoutenable et d’une pureté suffocante dans l’air. Vertige du vide, solitude portée par son ombre, il n’y a pas de voiture en circulation, nulle machine en action, pas de piéton en chemin, pas même un animal errant, rien qui puisse imiter les mouvements trépidants et diurnes, que notre angoisse actionne, dès que le jour se lève. Il n’y a plus de lumière aux fenêtres, à part cette petite lampe de chevet, que quelqu’un a oublié d’éteindre, dans la chambre d’hôtel, ou ce néon qui grésille aux abords de l’entrepôt désaffecté.
Mais pas un seul bar d’ouvert. Esteban les connaît pourtant tous. L’En face, les Garçons, l’Apostrophe, les Enfants gâtés, le Moulin joli, le café de la Mairie, l’Ave Maria, tous à cette heure sont fermés, ou pas encore ouverts. Il faut donc tenir, se dit Esteban, jusqu’aux premières lueurs, jusqu’à l’angélus de sept heures, qui annoncera la clarté sonnante et trébuchante, calquant l’effacement de cette nuit sur la première page du jour. Entre les tympans de la déroute, il y carillonnera tant de souvenirs qu’Esteban ne saura plus s’il les a vraiment vécus ou seulement rêvés. Ils sont tatoués sur sa peau, imprimés dans la rétine, au plus profond, comme tous ces personnages nouveaux qui le peuplent aujourd’hui. L’affiche rouge, celle du cirque, qui se détache sur le mur gris béton des entrepôts du port. Le visage d’une femme, comme sorti des murailles, montrant son nez, passant le menton, puis les yeux, les oreilles, faisant passer tout son visage au travers du réel. Et les deux panthères qui veillent en fauve sur la beauté. La trapéziste qui s’envole dans le ciel criblé d’étoiles, qui s’enroule dans le vide, pourchassant des rêves que nul ne peut toucher. Le Vampire, engoncé dans sa cape, enroulé dans la noirceur moirée des rues, qui peut tout d’un coup surgir, sauter d’un toit, ouvrir grand la fenêtre d’un immeuble et crier : que le spectacle commence ! Et l’enfant, où est l’enfant qui s’est glissé comme un miracle, au cœur de la nuit, pour qu’Esteban puisse enfin toucher ce rêve, jusque là inaccessible, et passer sur les rives de l’enchantement ?
Même s’il y a peu de chance que la nuit s’accorde aux visions d'Esteban, il ne cesse de marcher, pour résister au froid, pour résister au doute qui l’assaille, pour le conforter dans ses gestes, qui semblent le mener à l’autre bout du monde, alors que ceux-ci n’arrivent qu à peine au bout des rues sans vie de Cocagne.
Alors, Esteban accélère le pas, s’imaginant poursuivi par un chien errant dont les grognements sourds font vibrer le sol sous ses pieds. Il provoque vaillamment la peur, tentant de donner du relief à toute cette solitude, si fade et si plate, qu’était sa vie avant le grand soir que fut cette nuit.
Jusque là, on ne voyait dans les yeux d’Esteban que deux étangs impassibles, que n’avait jamais traversé aucune rivière. Mais le trouble des alluvions s’est déposé dans le lit du ruisseau. Esteban y voit maintenant plus clair. Le cirque, dans son long voyage à travers le plat pays de l’ennui, est passé par là, dans sa ville. Il a vu l’affiche rouge. Elle l’a soulevé vaillamment, comme on soulève un cœur, a porté ses jambes jusqu’au bout de la ville, de l’autre côté du monde connu, vers ce territoire en friche qui n’appartient qu’aux nomades, aux manants, aux aventuriers, aux fous, aux apaches, aux guerriers de l’outre monde et aujourd’hui à Esteban, qui serre sa fleur d’enfance entre les dents, lui qui n’a plus peur de rien, puisqu’il est un peu de tous ceux là.
Esteban prend de l’avance sur son ombre. Il cherche un abri de lumière sous l'œil bienveillant des réverbères qui font comme de grands cercles autour des corps. Infiltrant la nuit, Esteban regarde un vol de papillons se brûler les ailes sous la lampe hallucinante. Ils viennent mourir par milliers, dans le consentement de la chaleur, dans un acte d’amour collectif, dans un acte de mort tutélaire. Mais Esteban ne veut pas se brûler les ailes. Pas tout de suite. Elles viennent seulement de lui pousser au corps, de part et d’autre de ces épaules qu’il croyait si frêles et qu’on dirait plutôt taillées pour la bataille et le combat féroce. Ce n’est pas un ange mais il en a pris les allures. Il vole au dessus des villes, marche encore sur le nuage flottant de son imaginaire. Il cherche ce café tapageur, qui va bien finir par ouvrir, de ceux que l'on décrit dans les livres d'absinthe, fréquenté par les poètes et les gens de mauvaise vie. Il doit bien exister quelque part. Il avance avec la volonté farouche de ceux qui ont trépassé la limite, atteint le grand carrefour.
Il est là. Il y a quatre routes, quatre chemins possibles. Il faut choisir l’embranchement. La première à gauche et puis tout droit ? Non, tout droit, ce serait trop simple. Il y a forcément des entournures. Alors, à droite ? Non, Esteban hésite toujours à ne pas aller du côté du cœur, où depuis toujours il incline. Diable, que la route est longue à s’ouvrir. L’instinct ne suffit-il donc pas ? Non, il y a le doute qui s’insinue, dans le moindre interstice, dans la moindre anfractuosité. Esteban se devance un peu, mais il sait aussi qu’il peut faire marche arrière. Mais il ne faut pas penser au retour. Il y a juste un choix à faire. Et c’est là qu’il apparaît, au moment crucial, et le voici qui lui saute à la gorge. Une large cape noire claque dans le vent, soulève son drapeau de ténèbres, laisse paraître ce visage odieux qui est celui du Vampire ! Il est là, plus maigre encore que l’oblong réverbère qui le cache, mais la lumière le soulève et le porte au loin, dans l’ombre étale. On dirait qu’il parle, que des mots sortent de cette bouche d’acier rivée dans l’asphalte, avec cette haleine d’égouts, et on la voit se soulever un peu, laissant filtrer cette brume électrique et sournoise qui pique les yeux comme un gaz. Des yeux qu’Esteban essaye d’ouvrir, pour apercevoir son tentateur, mais des paupières qui en même temps se ferment car la douleur de voir est trop forte. Le Vampire s’avance vers lui, soulève à nouveau sa cape, plus large et plus obscure encore. Elle se lève dans les airs comme un drap mortuaire, un cerf-volant d’adieu, qui lentement l’enveloppe. C’est un suaire dont les plis retombent sur son corps, sur sa peau, pour le recouvrir au plus près.
Le voici revenir aux terreurs de l'enfance, titubant, comme s’il marchait pour la première fois, sautant d’un trottoir à l’autre, échappant au fleuve d’asphalte qui coule tout autour de lui, bouillonnant comme une lave dont le magma, lentement, va tout recouvrir de la ville. Il saute, s’accroche à des poteaux d’acier qui ont été plantés dans la roche. On dirait comme une lance, plantée dans le corps du bison. On dirait comme un harpon, planté dans le cœur de la baleine. C’est le plus haut mât de Cocagne et il indique toutes les directions possibles. Et il y a l’impasse, où il va forcément s’engager. De hauts murs, de part et d’autre, et tout au bout, un mur plus haut encore, une muraille infranchissable, malgré toutes les raisons de sa fugue. Cette nuit, Esteban met le feu aux étoiles, ses seules pensées sont des flammes brûlant la raison. Il ne recule devant rien. Il tourne autour de lui en riant, continue sa route, dans l’écho de son rire, il vagabonde au pas d’un bonheur qui claque de ses talons sur le sol, il s’invente un flamenco plus pur que le galop d’un cheval, provoquant des incendies volontaires dans les feux follets de l’horizon, pour cette virée nomade au cœur d'une ville dépeuplée de ses âmes.
Cocagne est vide. Esteban veut boire. Il veut saouler sa démarche bienséante dans les troquets d’infamie, il veut l'ultime bistrot. Il veut le désespoir, s'il le faut, celui qui n’a pas encore été inventé. Il veut apprendre à marcher en ivrogne, se relever de sa jeunesse à quatre pattes, pisser au vent, vomir sa rage, pour que sa rage devienne celle des chiens, marcher dans les rues sans nom, sans se soucier du regard torve des foules, avancer coûte que coûte vers les ports sublimes de l'amour, vers les lupanars incandescents de la bohème. Romantisme sauvage où la fureur du désir vous met la fièvre dans le sang.
Il est six heures, un bar vient d’ouvrir qui n’a pas encore fermé. De la musique, forte à boire. Pas de musiciens mais de la musique en forme de bruit. Des visages entr'aperçus au travers des vitres. Des hommes, des femmes, qui semblent se parler, se transmettre un secret. Une séduction, comme une braise, qui passe de regard en regard, de main en main, imminente comme la bûche promise à l’embrasement. Mais la flamme ne prend pas, l’air manque, vicié par tant de mensonges, qui ne sont que vérités travesties par la peur, comme un étrange commerce qui se joue des mots et des charmes. Hommes et femmes entremêlés dans leur silence touffu, comme une jungle de secrets en forme de lianes. Une porte qui s'ouvre sur l’Eden. Esteban et son entrée chevaleresque dans le bar. Les regards qui ne se tournent pas vers lui, car les regards ne sont plus qu’en dedans, voués à leur egolâtre ennui de l’autre. Ils ont rendu l’âme, elle qui n’appartient à personne. Du bruit, des lumières bleutées, orangées, un mélange de froid et de chaud dans l’épaisseur du vide, la rareté d’un gaz qui surnage entre les êtres. Ils ont cessé de se parler mais leurs mots peuplent encore l’abîme qui les sépare. Une tiédeur, dans la latence de l'ennui, s'évapore de leurs yeux embués par l’alcool. L'inexistence. L'incandescence du bruit, recouvrant tout des pensées et des gestes.
Esteban qui plonge généreusement sa main dans le fond de ses poches. La certitude de n'être rien. Pas d'argent. Des poches plus vides que ses yeux. Esteban réalise qu'il n'a même pas de quoi se payer le galopin de bière blonde qu’il s’était imaginé avaler d’un trait pour déglacer sa bouche sèche et poussiéreuse. La mousse de l’imaginaire, qui retombe, sur la transparence froide et terne que l’on distingue au fond des bocks. Sa sortie fracassante. Son désir inassouvi. La gorge sèche et le souvenir d'un goût amer dans l'âme.
Marcher encore, avant que nuit soit close. Sous-préfecture déserte, endormie, ne laissant qu’un peu de répit à son peuple. Un repos bien mérité. Demain ce sera le premier jour de la semaine, un lundi qui ne verra pas le soleil briller. Esteban doute même d’arriver à voir ce jour, tant la nuit lui semble longue, bien que propice à l’enchantement, à la vision, au dérèglement des sens et à la fièvre délirante. Une première lumière vient de s’allumer à la mansarde d'un immeuble. Esteban sent que son dernier espoir s’évanouit.
De rues en rues, la gare se profile, au bout d'une perspective imaginaire. Esteban avance avec des yeux trop grands, il approche du hall illuminé qui semble maintenant comme un soleil dans la rosace du levant. Esteban va pour se brûler les ailes, comme un papillon de nuit dont l’encablure des bras fait paraître une croix dans l’oracle du contre-jour.
La gare, majesté de l'architecture, avec ses beautés couleur de rouille. Dix-neuvième siècle, fait de ferraille et de dentelle, épicentre de ce monde industriel en partance. Terminus : Cocagne. Un tableau d'affichage. Une infinie possibilité de départs. Mais attendre le prochain, c'est encore inassouvir son destin. Destinations modernes, dans l’ultra solitude des jours présents. Partir à vau le temps de cette ville qu'il est impensable de ne pas fuir.
Survenant du fond de la gare, de ses entrailles, un balayeur maussade pousse un large balai de paille devant lui, amassant ainsi le trésor de toute une journée froissée par l’attente et les faux départs. Des mégots de cigarette et des épluchures d'ennui jonchent le sol. Le balayeur s'approche d'Esteban, semble prêt à l'emmener dans sa course, à la fois lente et effrénée, vers le bout du quai où les ordures du jour rejoindront le terreau de l’éternité.
Esteban : Une cigarette ?
Sourd à toute invocation, le balayeur ne lève pas les yeux. Il reste à terre, ne donnant même pas un tremblement de lui pour Esteban. Dédain plus dur que la colère, plus méprisant que tout, cette absence du regard posé par l’autre sur soi, qui fait d’un coup paraître tout autour de nous comme une ombre. Esteban retourne en lui-même, s’écrase comme un mégot dans la froideur de cendres de ses semblables, esquive le dernier soupir de sont interlocuteur robotique. Et si ce n’est pas un homme, si ce n’est pas une ombre, que reste-t-il qui puisse saillir de l’âme ?
Plus loin, deux clochards discutent sur un banc. Estaban s'adosse au flanc d'un distributeur automatique pour écouter leur conversation.
Le Premier clochard : Alors, on le prend ce train ?
Le Deuxième clochard : J'ai le cul collé.
Le Premier clochard : Allez, on part. Qu'est-ce que t'en as à foutre ? Pas de famille, pas de femme, pas d'enfants et ton seul ami, c'est moi !
Le Deuxième clochard : Non, je reste ici. C'est ici que j'ai raté ma vie. Cette ville est le témoin de ma chute et de mes blessures. Je veux qu’elle me voit crever comme elle m’a vu naître.
« Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles, à certaines heures pâles de la nuit, près d’une machine à sous, avec des problèmes d’hommes, simplement, des problèmes de mélancolie »
Deux hommes entrent dans la gare. Ils ont l'allure de ceux qui ont acheté leurs billets depuis longtemps, connaissant avec certitude le point de départ et d’arrivée de leur transhumance. Leurs personnages sont taillés sur mesure. Esteban s'approche d'eux, sans peur ni volonté, la faim parle pour lui.
Esteban : Une petite pièce ? C’est pour acheter du pain.
Le Premier homme : Il y a une boulangerie ouverte à cette heure ?
Le Deuxième homme : Laisse le, il va plutôt les boire !
Les deux hommes se regardent. Le premier ne se laisse pas envahir par la froideur de son ami, sa pensée reste vive, alerte aux affres de l’autre, celui qui vient à sa rencontre, ne demandant l’aumône que pour le quignon d’un pain ou le suspendu d’un café. Geste entrepris, qu'il ne peut rétracter, sans pitié ni résignation aucune, l’homme sort une petite pièce de son porte-monnaie. Il la tend vers la main d’Esteban qui le reçoit l’œil vif et brillant comme s’il s’agissait du dernier des louis d’or.
Dans la grand’ rue, la première boulangerie vient d'ouvrir. Cela sent la baguette et le croissant chauds. Esteban regarde les mains pétrisseuses du boulanger construire son monde fait d’épeautre et de levain.
Nuit blanche. Esteban enjambe ses rêves. Il est allongé sur un banc. Petite passerelle de sommeil sous les arbres du square. Un petit carré de verdure au milieu de la brûlure béante, au cœur de la ville essoufflée. Parfums vociférants des plantes qui sont des immortelles, des pensées et des soucis, comme pour rappeler à l'homme ses questionnements de toujours, son enracinement dubitatif. Esteban endormi, presque oublié, s'éveille consciencieusement, un sens après l'autre. Il ouvre les yeux, accepte le don lumineux du jour enfant. Premier sillage de lumière dans ses rêves, premier éclairage sur sa vie renouvelée. Le matin survenu lui propose une musique de merles gouailleurs. Le bruit de la ville commence à bourdonner timidement dans ses tempes. Il s'éveille à la faveur d'un possible enchantement, ouvre à la grandeur d'âme escomptée ses yeux embués par la nuit. Il est maintenant rechargé, déplié. Esteban puise au fond de sa mémoire et part à la recherche d'un souvenir taillé dans la roche, un paysage aimé, une perspective d'herbes folles, une montagne tendre et douce où l'été serait frais pour l'homme qui vient de gravir, suant, la pente accrue de sa liberté. Dans le jour qui pointe son nez, sur le visage du soleil, Esteban revit sa jeunesse avec les forces décuplées de la lumière. Il cherche un repère dans le paysage qui s'offre lui. L'envie de se dresser face au néant le prend vigoureusement, il bande au feu d'un désir forgeron. Totalement déployé, Esteban est à l'écoute. Son cœur ne bat plus du même amour que la veille.
Quelque chose a changé. Son regard parcourt les buissons alentours. Il semble percevoir un mouvement, une timide accélération du temps. Quelque part sous la branche, battant la mesure du matin, un museau vient taquiner la lumière et titiller l'espace. Au sortir de l'épais nuage de broussaille, Esteban voit deux longues oreilles s’agiter dans l’air, deux yeux brillants et c’est le miracle d'une apparition. Un lapin. Un lapin le regarde impavide. C’est un habitant des garennes. Sortant du buisson, l'animal avance à tâtons dans l'herbe grasse et se retrouve un instant découvert. Maintenant assis sur son derrière, il observe le cadastre du square, tout en mâchant les herbes folles qui s’offrent à lui, et il semble faire une grimace à chaque coup de dent plantée dans la tendresse du feuillage. Esteban l'observe avec bienveillance, on pourrait dire avec amitié. Son regard tourne autour de l'animal, s'éloigne un instant, revient à la douce trogne du lapin puis distingue d'autres mouvements dans l'air. Esteban écarte son regard. A l'orée de l'autre, il aperçoit un deuxième lapin. A quelques enjambées du deuxième, un troisième puis un quatrième lapin. Et dans une vue plus vaste encore, un groupe de museaux sautillants fait son apparition. Sur le monticule adverse, une famille entière. Derrière les bosquets touffus qui bordent l'endroit, une autre tribu. Des lapins, encore des lapins, qui sortent au gré de la garenne. Un paysage qui, d’un coup, devient ce monde grouillant dont Esteban semble être le seul témoin. Les yeux écarquillés d'Esteban. Un regard qu’il porte au plus large du square pour se laisser envahir par le peuple de l'herbe. Des lapins, divaguant par grappes entières, sur les pelouses de ce vert paradis. Un mouvement vigoureux dont la beauté finit d’éveiller le cœur d'Esteban.