II
De l'autre côté, du côté du continent, il y a la ville. Tantôt inspirée par le souffle de la mer, tantôt retroussée sur ses terres, Cocagne est une sous-préfecture maritime vouée au commerce de légendes et au recensement des âmes. C'est une ville où l'on compte plus que l’on ne dépense. La distraction y est rare.
Dans les rues de Cocagne, les enfants ne parlent que du cirque qui s’est installé aux limites de la ville. Les artistes nomades ont planté leur chapiteau pour quelques jours, sur un immense terrain vague, aux abords de la friche industrielle des chantiers navals. Les enfants savent de quoi leurs yeux sont faits. Il y brille une lueur particulière faite de ce désir d’apprendre, et d’assouvir sans cesse leur curiosité pour le monde, mais aussi, dans une effervescence presque surhumaine, cette volonté de posséder la connaissance d’un monde plus obscur, parallèle, celui des rêves et des cauchemars, des légendes et des monstres, héroïque et fantasque, un monde fait d’imaginaire et de passion, pour lequel ils sont prêts à tout détruire du monde premier, celui pour lequel et dans lequel ils sont nés. Pour s’en extraire, ils sont en quête d’un nouveau territoire fait d’inconnu et de mystère. Même si cela est impossible, leurs yeux le veulent et le réclament et il y aura toujours une carte au trésor enfouie au fond de leur mémoire, une piste aux étoiles à envahir de leur émerveillement.
Le cirque est là, trois jours seulement, et il repartira comme il est venu sur les sentiers du monde. Les enfants de Cocagne ont depuis longtemps marqué cette escale d’une pierre blanche. Ils veulent voir les animaux, les acrobates, les jongleurs, les clowns. Ils veulent toucher cet enchantement que leurs parents racontent aux heures les plus chaleureuses du souvenir. Ceux qui se souviennent, parmi les anciens, rêvent de retrouver ce monde perdu et de transmettre une part de ces retrouvailles à leurs enfants. Retrouver le diamant de leur jeunesse, au péril de leur vie, renouer avec les fantasmes de ce monde fait d’inquiétude et de fascination, parce qu’il y a l’homme au-dessus du vide, parce qu’il y a l’homme face à la gueule grande ouverte du lion, par ce qu’il y a le feu dans les mains du jongleur, parce qu’il y a le clown dont on rit, et celui dont on pleure, parce qu’ils sont toutes les émotions qui nous traversent. Certains seront déçus, comme d'autres émerveillés, mais tous connaîtront cette émotion de pénétrer aux abords de la piste pour y projeter leurs rêves les plus fous. Le monde sauvage et indomptable des animaux, le goût du danger, en équilibre sur le fil de la vie. Ce passage abrupt d’une émotion à l’autre que l’on peut lire sur les visages, c’est cela la force du spectacle, qui est plus fort que la vie, plus fort que la vie sans l’enfance. Car les enfants aiment à passer du rire aux larmes. Ils peuvent percer le silence et la fadeur du jour, par autant de cris de joie, et ensuite pleurer toutes les larmes de leur corps pour le caprice d’un instant.
Et le bruit court sur Cocagne. Hauts parleurs en berne, le son porté par le vent, annonçant la bonne nouvelle, la parole sacrée, la promesse d’un bonheur imminent, prêt à jaillir, comme le lion hors de sa cage, comme le feu des mains du prestidigitateur. Un camion circule dans la ville. Un homme parle dans un micro et répand sa voix tonitruante dans les rues. Le bruit court comme le furet. C'est le cirque. Il est de passage à Cocagne, il ne faut pas le manquer. Il ne reviendra plus dans cette ville oubliée des astres et du plaisir. C’est ce soir, sur la grand’ place des chantiers navals, du côté du monde en friche, là où ne s’aventurent plus que les nomades, les manants, les aventuriers, les fous, les apaches, les guerriers de l’outre monde, et la jeunesse, la fleur d’enfance, qui n’a peur de rien car elle est tout cela en même temps.
Cocagne est au rendez-vous, tout le monde est là, sans exception. Le centre ville donne l’impression d’avoir été brusquement déserté, comme happé par un mouvement vers le large. Les parents, les enfants, les amis des parents, les amis des enfants, achètent ou retirent leurs places et se pressent devant les baraques foraines dont le collier de couleurs serpente autour du chapiteau. Le spectacle va bientôt commencer, la vie apparaître bientôt dans ses couleurs les plus audacieuses. C’est l’heure où l’on se presse l’un contre l’autre, où la longue file d’attente absorbe lentement chacun pour s’étirer comme un boa jusque aux portes du temple. C'est le moment venu, tant attendu, de plonger ses yeux dans l'eau claire de l'émerveillement.
Esteban, lui même emporté par la spirale de l'inconnu, ne sait pas trop ce qui l'attend. Il a vu les affiches sur le port. Des affiches rouges avec le visage d'une femme. Une peau claire, des yeux doux, rieurs, espiègles, quelque chose de volubile dans le regard, deux pommettes saillantes et relevées vers la joie, un sourire qui vole de ses propres ailes, un nez fier et mutin comme le point d'équilibre d'un visage taillé pour la beauté.
Sur l'affiche, il y a aussi deux panthères. Deux noires félines à la puissance placide et racée mais ouvrant leurs gueules béantes, laissant entrevoir leurs dents carnassières, pour mieux donner le goût du danger. Esteban, happé par cet appel de la forêt, par ces promesses d’aventure, n’a pas pu résister. Il est là parce qu’il est impossible d’être ailleurs.
Tout est complet. Esteban s'en veut de ne pas avoir de place. Il a manqué les dernières ventes au guichet et rien n'était réservé à son nom. Trop tard pour le miracle et la divine apparition. Esteban remonte les plis de son manteau de tristesse et tourne autour du chapiteau, à la manière d'un fauve, mis à l'écart du festin pendant que le reste de la meute se partage la ripaille. C'est l'art de la solitude. Il cherche la consolation d'une étoile, regarde le reflet de son absence dans le ciel. Mais Esteban ne s'éloigne pas du chapiteau. Il tourne autour, veillant à ne rien perdre des rumeurs qui s'échappent de la toile. Il espère entrevoir la clameur d'une émotion, ressentir au travers de la nuit qui l'enveloppe l'écho réconfortant d'un spectacle sur les cœurs. Esteban fixe un instant le haut pavillon flottant du chapiteau et laisse de nouveau tomber son regard à terre.
Dans la demi pénombre, une petite silhouette vive et pleine d'assurance s'approche de lui. Esteban a peur. Inquiété par les mouvements brusques et sûrs de cette étrange apparition, il s'en retourne à l'intérieur de lui comme une tortue dans sa carapace. Un mirage ? Une défaillance du regard dans les affres de l'obscurité ? Tour à tour, croyant voir un nain, un animal sauvage, un lutin légendaire, Esteban tout d'un coup ne sait plus. Les légendes contées jadis par sa mère lui remontent comme un spectre. Il est de nouveau comme allongé sur le lit d'aventures de l'enfance et regarde avec stupeur le fruit de son imagination tomber au sol.
Esteban : Un enfant ?
Le petit bonhomme s'approche d'Esteban. D'abord sur ses gardes, Esteban se laisse finalement éclabousser par cette petite tache de nuit. Un pas de plus et leurs souffles se mélangent dans la lumière irradiante du chapiteau.
L'Enfant : J'ai deux places à vendre, ça t'intéresse ?
Esteban : Deux places ? Mais je suis seul.
L'Enfant : Tu n'en trouveras pas d'autre. Il n'y a que moi autour du chapiteau.
Entre eux qui se font face, la buée de la parole distribue maintenant des nuages d'imaginaire. C'est à celui qui recrachera la bouffée la plus pure. Il fait froid mais il suffit de la rencontre d’un seul être pour que tout se réchauffe, en dehors et en dedans.
Esteban : Combien tu les vends ?
L'Enfant : Je les vends pour manger.
Esteban : Tu ne les as pas volées ?
L'Enfant : Pourquoi prend-on toujours les enfants pour des voleurs ?
Esteban : Je ne peux pas prendre les deux, je n'ai pas assez d'argent.
L'Enfant : Alors la deuxième, je te l'offre.
Esteban sort un billet de sa poche qu'il tend fébrilement à l'enfant. Celui-ci s'en empare sans hésiter, d'un geste froid, dénué d'avidité comme de reconnaissance. Il glisse l'argent dans sa poche, regarde Esteban avec douceur et lui tend les deux places promises. Esteban le remercie pudiquement en inclinant la tête. L'enfant sourit en inclinant son cœur.
L'Enfant : Rentre vite, avant que ça commence.
Esteban abandonne son miracle et se dirige en hâte vers l’entrée du chapiteau. Il sent les billets glisser entre ses doigts. Pris d’une forme de vertige, Esteban se retourne vers l’enfant. Celui-ci a disparu. Sur le lieu de la transaction, tout n’est plus que poussière soulevée dans les minces rayons de lumière filtrant du chapiteau.
A l'intérieur, sous le cocon de toile, Esteban est assis. La rumeur du public affleure sur sa peau et l'effraie quelque peu. Il n'aime pas se sentir au cœur de la foule. Il appréhende ses écarts et ses brusques accès de fièvre, folie passagère des gens entre eux qui retournent d'un coup de griffe à la meute. Il regarde autour de lui, part à la recherche d'un visage qu'il pourrait connaître, d'une présence amie. Il regarde mais ne voit rien. Autour de lui, s'agitent mille et un visages mais il n'en reconnaît aucun. C'est une grande solitude. Tout s'efface dans le bruyant. Le monde bouge et parle d'une seule voix. Esteban ne reconnaît aucune tessiture, aucune conversation, rien à quoi se raccrocher pour le temps d'une attente. Rumeur et clameur de la foule. Esteban n'attend qu'un visage. A côté de lui, une place mystérieusement vide, comme l'appel d'un corps encore inconnu. Un ami qui ne viendra pas, un rendez-vous manqué, une lâcheté de plus dans l'oubli d'être là. C’est la deuxième place qu’il tient dans les mains et c’est un siège vide à côté de lui.
Esteban regarde vers le ciel. Le ciel qui n'est pas, qui n'est plus qu'une toile aux embranchements miraculeux. Il observe des techniciens s'affairer tout autour de la structure, dans l'ombre, comme des larbins du miracle. Il les devine, les distingue en frères besogneux, assurant dans la nuit les risques de ceux qui plongeront bientôt dans la lumière.
En baissant la tête, Esteban se surprend à sentir la présence de quelqu'un, tout près de lui. Il s'éveille à cette surprise. Esteban tourne la tête vers la place vide, alors qu'un sourire espiègle vient à sa rencontre. Le petit vendeur à la sauvette est là, assis à côté de lui, comme si de rien n'était, ou plutôt comme si tout n’était qu’évidence. Se présentant d’abord comme un miracle, l’enfant n’est plus maintenant qu’un enfant, parmi tant d’autres, scrutant lui aussi les moindres détails de cette magie parcimonieuse et calculée dans laquelle tout le monde semble s'affairer.
Ne sachant qu'en penser, riant plutôt de sa naïveté, Esteban s'oublie intérieurement et repense à sa rencontre avec l'enfant. Il voit le billet tendu, les deux places pour le prix d'une, et l'enfant prodigue de cette scène improbable. Ils se regardent sans dire un mot. Esteban et l'enfant sont complices de ce moment. Ils se sont décidés à vivre ensemble cet instant promis au magique. L'heure approche. Des lumières se tamisent, d'autres éclats surgissent du néant nocturne de la toile. Le public s'installe dans la ténèbre. Il attend le dernier signal du jour pour faire silence. Il vient. C'est un cœur qui se presse dans sa poitrine, c'est une attente qui bourdonne aux tempes des deux enfants émerveillés.
Musique du diable. C'est parti. Que le spectacle commence. En quelques jets d'homme sur la piste, un monsieur loyal aux allures de vampire fait irruption sur la scène. Le domaine du miracle est peuplé d’étranges habitants. L'heure est aux mages. Le Vampire s'adresse au public, montre les dents. Ses deux dents pointues de Vlad impétueux éclatent dans la nuit. Dans son auguste cape, l'homme loyal s'adresse au public avec ce langage qui sied aux monstres.
Vlad : Mesdames et messieurs, ce soir pour vous, voici le grand voyage ! Entre rêve et réalité, entre légende et superstition, entre magie et religion, entre poésie et science, entre folie et connaissance, voici le cirque de vos jours et de vos nuits ! Faites entrer la lumière !
Dans sa loge, une femme imperceptible se prépare. C'est l'heure du maquillage. Face au miroir, une princesse immature se prépare au monde des apparences. L'entrée en piste est imminente. Quelques coups de crayons parcimonieux avant d'affronter l'adorable naïveté des spectateurs et leurs yeux absorbés par l’éclat. Le retour à l'enfance, le ravalement d'un oubli.
A ses côtés, accroupi sur un tabouret de bois, un chimpanzé joueur manipule toute une palette de crayons colorés dans ses mains. A la demande, et d'un regard complice, la princesse de cette nuit invite le chimpanzé à lui transmettre le précieux trésor de ses encres. Pour chaque désir, une couleur. Fiançailles humaines, il cherche à l'éventail de ses crayons la juste touche qui ravira le cœur de sa fiancée. Et voici pioché le bleu tant attendu, frère de la nuit, et le rouge bouleversant, celui de la passion pure, et le noir de toutes les émotions, celui qui souligne l’invisible. Rituel de lumière où, de la main à la main, se transmet le spectre d'une beauté.
Petit à petit, couleur après couleur, coup de crayon après coup de crayon, les mains de la belle aventurière font disparaître certains traits de son visage, pour en accentuer d'autres, et donner naissance à ce masque adorable qu'Esteban avait vu sur le port. Ces affiches rouges, encrées dans la mémoire, dont les taches ensanglantées parsèment encore la ville.
A l'arrière des loges, la rumeur s’amplifie. Le public s’impatiente, attend le clou du spectacle, entrevoit dans la nuit qui s'étire une apparition miraculeuse. C'est l'heure. Un pas de plus et c'est l'autre qui s'élance. Une femme devient déesse et ce sont des milliers de cœurs qui battent à l'unisson, dans le dérèglement des sens, à la recherche d'une communion des sentiments, pour le bonheur de croire un instant la vie possible sur cette terre.
Entrouvrant le rideau qui sépare la loge des coulisses, Monsieur loyal, Vlad, vampire fantasque de cette troupe nomade, passe la tête dans l’entrebâillement du monde. Un simple rideau sépare la sueur du travail de la rosée des rêves. Il s'adresse à la femme transfigurée.
Vlad : Ça va être à toi.
Piochant à son tour dans le jeu coloré, la princesse multicolore extrait un rouge garance des doigts du chimpanzé, comme un prolongement de lumière à ses phalanges presque humaines. Elle met une touche finale à son visage. Le chimpanzé pose les crayons sur la table et regarde sa bien aimée d'un œil tendre et complice. Elle se dresse sur ses deux jambes et tend sa main droite au chimpanzé qui lui serre fermement la pogne.
Noir complet. La piste est invisible et le public englouti par la nuit. Ce soir, c'est un silencieux nocturne qui se joue. Les guichets de la curiosité sont fermés. Tout le monde est là pour survivre à cet instant qui se dessine. Gracieux mouvements d'une princesse aux chevauchées précoces, pâleur sublime de ses jambes arc-boutées sur l'impossible, la voici frêle comme un faon, prête à relever le défi de l'équilibre. Dans la pénombre, son corps se détache de toute pensée. Toute pensée est pour elle. Elle est concentrée sur ses gestes, prisonnière d'elle même, pour ne pas s'échapper, pour s'appartenir toute entière, pour ne pas défaillir devant les soubresauts imprévisibles du danger. La lumière est sur elle. A peine perceptible, elle est le filament électrique de cette nuit. C'est une suite de délicieux mouvements, accordés par la lumière, dévoilant petit à petit les beautés de la trapéziste enchantée. La lumière est sur elle. Des machinistes l'accrochent à un câble d'acier et d'un coup d'un seul, brusquement enlevée, le corps de la jeune femme monte vers le ciel.
Piste aux étoiles. Météores humains, sacrifiés au spectacle, pour le frémissement de quelques âmes, voici la femme adonnée au vide. La trapéziste, postée sous la clé de voûte du chapiteau, invisible comme la nuit, se jette à corps perdus dans les bras du désir. Voyez ses bras christiques, écartelés, se jouant de toutes les figures de l'imagination. Lâchée, abandonnée à la divinité, raccrochée au miracle, tout appartient à ce vide que surplombe cette femme. Elle ne veut pas dire son nom. Elle n'en a pas. La trapéziste est née d’un charme inconnu. Elle règne sur les airs comme une plume à la chute éternelle. Ses ailes se frayent un passage dans les ténèbres. Un ange passe, un oiseau survole l'infini des rêves. Le public est une eau frémissante. Il entrevoit le possible d'une chute comme la certitude d'un envol. Dans le trapèze, tout est lié. Le corps suspendu de la trapéziste est lié au vide. Le regard de celui qui écoute battre son cœur est suspendu aux lèvres de ce vide. Terreur, qui ne veut pas dire son nom et qui éclaire de toutes parts les yeux crédules pour y laisser entrer la légende. Son numéro est éblouissant. De figures en figures, elle dessine de vertigineuses arabesques dans le vide qui l'entoure. Elle suspend dangereusement son vol au dessus des spectateurs ébahis qui retiennent leur souffle, pour ne pas tomber, eux aussi, dans le vide qui sans cesse les appelle vers la chute éternelle.
Esteban, les yeux rivés vers le ciel, admire les envolées divines, magiques, de la trapéziste. Le regard qu'il pose sur elle est celui d'un enfant amoureux que rien n'empêche d'aimer. La pénombre anonyme veille sur lui et sur son amour. La trapéziste flamboyante est offerte entière au rêve d'Esteban, à sa vision du monde, à son enchantement, à son illusion clouée d’étoiles.
A ses côtés, l'enfant prodigue s'abandonne au même regard. Leurs yeux, ce soir, ne sont qu'un devant la beauté vertigineuse du monde. Esteban s'approche des larmes et son cœur bat au rythme du danger.
Comment se remettre d'une telle femme ?