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Dionys Décrevel

Dionys Décrevel, né en 1976, écrivain de langue française, chroniqueur pour ADA et Benzine Mag, parolier pour les Imprudents, Vlashent Sata et Cédric Antonelli. Participe au « Rimbaud après Rimbaud » paru chez Textuel, une édition établie par Claude Jeancolas. Il a également publié dans la revue Mercure liquide et aux éditions du Manteau de pluie.

Bord de lame - Chapitre 7

Publié le 30 Mars 2019 par Dionys in Roman

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

VII

 

Sur la place du village, Esteban, trempé jusqu'aux os, frappe comme un sourd contre le rideau de fer du café de la Sirène. Il a les poings crispés par la froideur de la nuit, qui s’insinue jusque dans son sang, épuisant ses mains contre le fer, qui reçoit coup sur coup, sans répondre. Le silence envahit la place. La caresse d’un espoir vient effleurer la tôle. Il entend des bruits de pas derrière la porte. On vient. Ce sont les pas d'une femme. Le rideau de fer s'ouvre lentement devant lui, se lève tremblant de bruit, dans un long grincement qui ne cesse que pour laisser place au miracle. Une apparition. Cette silhouette gironde et lascive dont les courbes amples et sinueuses ont peine à se cacher sous le voile obscur de la nuit. C’est un corps tout entier, celui de la belle Marieke, outrageusement campé devant lui. Esteban ouvre grands ses yeux, malgré le sel qui lui brûle les paupières, malgré la peur et le froid qui lui serrent les dents. Tout semble glisser sur lui, dans l’humidité qui l’enveloppe, tout est douleur qui tenaille, dans le os, dans le sang. L'eau dégorge de ses vêtements, comme la seconde peau d’un ruisseau, ses cheveux mouillés brillent dans la faible lumière des réverbères et la transparence du tissu trempé donne à voir son corps si bien bâti, son torse ouvragé par la mer, ses bras taillés dans le travail de force. Le rideau de fer est à hauteur d'homme. Marieke est sur le seuil de la porte, silencieuse, immobile, offerte au désir le plus immuable. Sur ses épaules, tombe un châle noir ajouré qui laisse transparaître sa chair d’albâtre. Esteban en mordrait presque. Dans la pâleur de ce fruit de lune, dans la chair à vif, là où le sang palpite comme un petit oiseau au creux de la main.

Esteban : Je suis tombé dans l’eau.

Marieke : Je vois ça. Rentre, avant que la grippe ne te prenne.

Esteban prend la suite des pas de Marieke qui s’infiltre au cœur de la pénombre. On distingue à peine le café où s’ouvre une porte secrète et dérobée. Celle-ci donne sur un escalier de bois dont la verticale invite à monter droit vers le ciel, sans se poser de questions. Esteban suit les mouvements de Marieke. Son corps soulève des beautés singulières et il plonge dans la ferveur de ses hanches, qui l’invitent à soulever d’autres fièvres, dans l’empire du milieu, là où s’envergue le désir. Il y a le feu dans la courbure de chaque geste, tout est flamme dans le mouvement fugace qui le précède. Esteban est plus à vif que jamais. Sa verge est aux ordres d’une force inconnue qui l’échauffe et le dresse, l’invite à la pénétration des cieux sublimes et à l’emmanchement des ombres.

Esteban et Marieke baisent. Ils ont la nuit pour eux. Seuls, enchevêtrés sur eux-mêmes, veillant l’un sur l’autre, œuvrant pour la damnation de leurs corps, soulevant dans chaque baiser le souffle continu de leur désir, embrasant la nuit d’un feu crépitant, ils sont au plus haut, dans le dérèglement de tous les sens, jouissant de l’instant véritable, orage et murmure de leurs voix qui, de foudre et de foutre, dans la pluie diluvienne et la cyprine, s’écoulent comme un torrent sur leurs corps confondus d’extase.

C’est la nuit. C’est un cri. De tous les feux qui surnagent dans cet océan de ténèbres, de la chair à l’étoile, c’est la nuit, primitive comme l’amour, ancestrale comme la vie, avec au cœur du volcan, ce magma bouillonnant de lave, dans lequel plongent deux corps pour ne faire qu’un.

Au petit matin, la nuit pressée par le sommeil, comme un citron d’amertume sur les noirceurs de la chair, Esteban se dévêt lentement de ses splendeurs étoilées. Il se laisse envahir par ses premières pensées. La nuit déploie ses rêves et vient entrouvrir son regard. Le lit de Marieke est étroit. Le corps d'Esteban, collé contre celui de son amante maculée, se détache de la chair blanche et triste. Une femme dort auprès de son souffle abandonné aux soupirs. Esteban veut fuir. Il sépare lentement sa peau du mirage, efface les derniers signes d'attachement, défait le lien.

La douce lumière du soleil lèche la peau laiteuse de Marieke et, dans les premiers rayons du jour, des grains de poussière diffusent leur parfum d'ennui dans la pièce mordorée. Voyant le visage de Marieke, et son corps tout entier plongé dans un profond sommeil, Esteban essaye de se lever, sans faire de bruit, mais ses pas sont comme de lourdes lames dans l'air et le plancher craque sous le poids de sa fugue. Ses vêtements, encore humides, sont posés sur une chaise près du radiateur et les manches de son pull col en v battent timidement dans l'air que diffuse le chauffage. Tout est prêt, il n’y a plus qu’à s’habiller. Il faut revêtir son ancien costume d’ennui, celui que l’on aurait voulu mettre au rebut, mais que l’on apprête à nouveau sur soi, malgré toute l’infortune dont il fut témoin.

Marieke dort encore. Elle ne sait rien des mouvements qui se trament dans le cœur d'Esteban. Il s'éclipse lentement de la chambre, comme un soleil sous l'ombre de sa lune. Il disparaît dans l’instant qui s’efface, pour ne plus reparaître.

Esteban veut prendre son envol, comme un oiseau migrateur à la recherche de son havre. Il connaît la force de ses ailes qui peuvent battre à tous les vents, comme se soumettre à celui qui le portera, sans efforts, pour planer au-dessus des petites choses humaines.

Le soleil se lève sur le petit bourg de l'île. Esteban marche dans les rues désertes, avance d'un pas décidé vers la Maison du Cœur debout. Le bâtiment se détache sur le rideau de l'aube. Une maison comme les autres, ce matin. Esteban arrive sur le seuil fleuri de la maison. Ouvrant les yeux qu'il le tenaient jusque là dans une espèce de demi-sommeil, Esteban aperçoit Solène prostrée contre la porte, le visage marqué par les larmes, le corps engourdi par le froid.

Dans un sentiment mêlé de surprise et d'inquiétude, Esteban accoure auprès d'elle. Il ne sait rien de son malheur qu’il veut déjà la secourir. Mais Solène se dresse brusquement, lève sur lui une main vengeresse. Elle qui était restée si longtemps prostrée dans le repli du poing, la voici qui claque d’un coup. La paume de sa main dure et plate s’abat sur la joue d’Esteban. Il s’empourpre de honte, reste esbaudi, muet, sans un mot. Les yeux de Solène parlent plus que de raison. Ils sont déjà hors d’elle, par tant de sanglots versés pour celui qu’elle aime. Esteban est rouge comme le feu qu’il vient d’étreindre. La flamme est bleue, dans le gaz lacrymal qui les enveloppe maintenant tous les deux. Ils sont en larmes. Ils coulent d’eux-mêmes comme deux ruisseaux d’amour meurtri.

Sourd à ce lent déchirement du silence qui préfigure la tempête, Esteban n’a plus les mots. Mais les a-t-il eu un jour en sa possession ? Esteban sait maintenant que le cœur est brisé. Celui de Solène, le sien, celui qu’ils avaient bâti ensemble dans le sang, tous ces cœurs meurtris, engoncés dans leur fardeau de chair, qui ne battent plus que par eux-mêmes, par habitude, par survie, par miracle.

Esteban est en fuite. Il n’a fait que fuir, depuis toujours. Il est en fugue, comme un enfant qui oublie la trace de ses larmes, laissées sur son passage. Il va chez le père Lioubov. C’est la dernière lueur du phare avant les brisants de la côte, avant de voir son corps déchiqueté sur le tranchant du récif. Il sait que le temps ne revient pas comme la vague, il faut faire vite, agir, dans le dernier sursaut de la marée, avant que la plage ne rende ses ossements de pierre au chaos de l’éternité.

« Fils de gitans, père des premières sirènes, le torse aux couleurs de l’océan, et quand les premières vagues reviennent, elles arrachent nos cœurs et repartent en riant »

Quelque part sur l’île, embusquée derrière le rideau brumeux des rêves, une petite maison de plastique ballotte au gré du vent qui tourmente les lieux. Campée sur un terrain glissant, la caravane du père Lioubov ressemble au dé jeté de la tempête sur la lande verdoyante. La bicoque tient du miracle. Au-delà des arrêtes coupantes où culmine l'île rocheuse, à l'abri du regard insulaire, Lioubov improvise une vie de bohème tournée vers la solitude. La carcasse de plastique, épuisée par de longs voyages, s'est reconvertie dans l'immobile. Lioubov habite ici, dans cette caravane aux pans de murs moussus, dans cet antre de plastique et de rouille, posée sur des parpaings de ciment brut.

Esteban arrive aux abords de la caravane. Il est seul, dans le contrepoint de l’aube, plongé dans ses pensées comme dans ses pas, et le regard qu'il abandonne à la terre grasse de Mademoiselle s'enfonce tendrement dans le sol meuble et détrempé sur lequel il marche.

Lioubov, blotti dans le ventre ballottant de sa caravane, rêve à des visites impromptues, à des amitiés sans fard, à ce poing qui toque fébrilement contre le mur en filigrane du mobile home. Il vient à l’improviste, sans se soucier de l’heure et du temps, celui qui sait que l’heure sonne en dedans bien avant le glas du tocsin. C'est le matin sauvage et cru, sous les premiers balayages de l'aube. Un soleil vient frapper timidement au carreau de plexiglas, à la fenêtre embuée, qui transpire en dedans, avec ces fines gouttelettes de sueur, qui roulent sur le front transpirant, comme une fièvre exsudant son malheur. C’est la fraîcheur de l'air qui vient fouetter le sang. Lioubov se lève. Il sait que le moment est venu. Il entrevoit le pas désespéré d'Esteban et sa foulée sans cadence. Il approche intérieurement. Son désespoir se fait entendre sur le fil tendu de l’âme. Sa tristesse marque le pas, suspendu dans l’air, comme celui du héron, le guetteur mélancolique.

Un instant si bref, à des années lumières, dans l’éternité électrique, comme un éclair venu porter la foudre, Esteban toque à la porte. Il est tôt. C’est l’heure de museler les chiens et de détacher les loups, l’heure souveraine où le soleil se transforme en astre. Il est là, dans l’aurore froide et brumeuse de son désespoir, attendant qu’une main amie se tende. Lioubov ouvre la porte, campe sa lourde silhouette sous le chambranle de la caravane. Il sait que sa demeure est sa seule fortune et qu’il ne l’emportera pas au paradis. La lumière tombe sur ses yeux comme une lame de chaleur dans les assauts du contre-jour. Il fronce les sourcils, plisse les yeux, les rouvrent dans l’instant, pour accueillir le visage d’Esteban qui, comme un chevalier promis à la mort, ne sait plus où donner de son courage.

Les deux hommes s'embrassent, accrochent leurs poignées de solitude l'un à l'autre. Les corps s'abandonnent au réconfort du premier geste. Chaleur d'un instant d'amitié crépitante. Il rentre. La caravane est un palais sans roi, nomade, jusqu’au bout. Il n’y aura pas de dernier royaume ou du moins son centre sera si éloigné de l’homme qu’on ne pourra pas en dessiner les frontières. Il y a de toute éternité un lit et une chaise. Lioubov invite Esteban à s'asseoir. Son corps s'affale comme une voile abattue par la tempête. Esteban s’enfonce dans la banquette. Il y disparaît presque, engoncé en lui-même, dans sa folie carcérale.

Lioubov : Tu veux un café ?

Dans la caravane du Père Lioubov, il y a tout le réconfort d’un homme. Une vie entière, avec la nuit autour, comme un amas d'étoiles dont chacune aimerait briller plus que l’autre, en compagnie de ces objets inutiles, insolites, fourbis et rebuts d’un monde qui n’est plus que tombereau de souvenirs. Tout un bordel érigé dans les honneurs du baroque. Un tonneau construit par les mains d’un Diogène gitan, avec tous ces objets amassés qui jonchent le sol, comme les pensées qui l’assiègent, avec un encombrement certain, une peur du vide, un débordement du plein sur l’âme. Dans l'air, un fumet de paroles adressées à lui-même, désormais silencieuses, évanouies. Au milieu des bouteilles éventrées, le reste de ses repas inachevés. Toute une vie amassée là, ramassée sur elle-même, à l'abri de tout regard, de tout jugement comme de toute curiosité. La solitude à l'état pur.

Autour de la table en formica, face à face, les deux hommes partagent un café bien chaud. Chaleureux pour les mains, brûlant pour les lèvres, il ouvre à la dureté du jour tout en réconfortant son homme. Le matin rassemble un instant de grâce et son éternité douloureuse. Les vapeurs du café fumant montent jusqu’au ciel.

Lioubov : Ça n’a pas l'air d'aller fort avec Solène. Tu veux du sucre ?

Esteban : Je vais partir, Lioubov, j'ai plus de raison de rester ici.

Lioubov : Qu'est ce que tu racontes ? Et la petite ?

Esteban : Si elle m'aime vraiment, elle a qu'à partir avec moi.

Lioubov : Pour aller où ?

Esteban : De l'autre côté, je peux plus la voir cette île

Lioubov : Et moi ? Tu y as pensé au vieux Lioubov ? Qu'est ce que je vais faire tout seul ici ?

Esteban : Je ne serai pas loin, je viendrais te voir de temps en temps.

Lioubov : Tu parles ! Une fois en ville, tu vas m'oublier, oui !

Esteban : Est-ce que je t’ai parlé de la ville ? Non, je veux aller au bout du monde.

Lioubov : Tu y crois vraiment à toutes ces conneries ?

Esteban : Tu sais, toutes ces années sans rien faire, ça m’est devenu insupportable.

Le jour est maintenant en haut, juché sur son soleil, et c’est comme s’ils n’avaient pas senti la nuit passer. Un réveil sonne dans le fond de la caravane. Lioubov se dresse comme un seul homme et se rue sur un tas de vêtements épars qu'il soulève violemment pour trouver la machine infernale. Il la faire taire en la fracassant sur le sol.

Lioubov : Putain de réveil ! Et si on n’y allait pas ?

Esteban : De toute façon, c’est déjà trop tard.

Lioubov : On prend la barque et on y va, à l’autre bout du monde, comme tu dis.

Esteban : Voir s’il existe ?

Lioubov : Notre dernier voyage, rien que tous les deux, sur l’Atalante.

Les rêves s’évaporent. Rien n’existe au-delà de nos cerveaux en berne sur l’espoir. Il y a la folie d’être là mais il y a la folie d’être ailleurs, celle qui dort en nous depuis si longtemps, comme un songe que l’on avait pris pour un cauchemar, tant il y grouillait de monstres et d’horreurs. Le buste du matin se dresse sur son lit. Vertical. Il reste à poser pied à terre, la jambe encore lourde de rêves, sur le sol froid de la caravane. Au fond des tasses, l'eau de vie claire et transparente a remplacé le café noir et son miroir de ténèbres. Lioubov trempe son pain rassis dans l'alcool et croque avec ses dents creuses dans l'épaisseur de la tranche. Esteban, ébranlé par les vapeurs de la tristesse, trempe à son tour ses lèvres dans l'eau de vie. Son corps est aussi désespéré que son esprit semble vif et ragaillardi.

C'est l'heure d'aller travailler. L’Atalante attend les deux hommes. Lioubov est debout. Son corps tangue comme un radeau de fortune sur les eaux tumultueuses de l'ivresse. Les liens qui tenaient l'ensemble se défont un à un. La corde s'effile et se rompt, tout d'un coup. Au moment du geste, au moment de la volonté traduite en geste, au moment de donner à l'autre sa main rugueuse et pourtant bienveillante, tout s'effondre. Lioubov se raccroche à un désir, s'éprend soudain de lui, tout d'un coup, comme un souvenir choppé au vol. D'un instant l'autre, il s'éclipse d'un geste et disparaît pour pleurer.

Esteban rejoint Lioubov dans le fond de la caravane et pose sa main sur l'épaule du vieil homme. Le père Lioubov plonge sa tête dans la nostalgie de ses paumes. Ils n’iront pas travailler.

 

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