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Dionys Décrevel

Dionys Décrevel, né en 1976, écrivain de langue française, chroniqueur pour ADA et Benzine Mag, parolier pour les Imprudents, Vlashent Sata et Cédric Antonelli. Participe au « Rimbaud après Rimbaud » paru chez Textuel, une édition établie par Claude Jeancolas. Il a également publié dans la revue Mercure liquide et aux éditions du Manteau de pluie.

Bord de lame - Chapitre 8

Publié le 6 Avril 2019 par Dionys in Roman

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

Chaque semaine, un chapitre de mon premier roman inspiré du "Garçon savoyard" de C.F. Ramuz.

VIII

 

L'heure est encore sombre. Sur l'île à peine éveillée, c'est un matin de plus qui se déplie, qui se déploie, comme les ailes de l’albatros au-dessus du vide, formant cette ombre étale et mouvante que l’on suit sur le sentier de crête. Quelque part sur la lande, des enfants cheminent pour aller vers la petite école aux volets bleus. Ils sont l'un près de l'autre, un cahier dans les mains, à sautiller dans l'herbe humide et grasse. Leurs cheveux sont battus par le vent qui leur fait une mèche d'insolence sur les yeux. Ils vont à l'école. C'est le premier jour de la semaine, le lundi de l'arrachement. Défroissant la nuit, ils sortent du lit maternel pour affronter la froideur du jour qui vient. C'est l'école. Un chemin tracé dans l'herbe écrit le destin rituel de chaque jour. L'île est trop petite, trop étroite, pour tenter la moindre école buissonnière.

Heureusement, l'institutrice est l'aimée. Pour ces enfants, son visage est comme le bout du chemin, l'orée du bois, la clairière de leurs matins. Ils vont à l'écoute de son cœur et de sa lumière. C'est l'institutrice à voix douce, la femme encore sœur, pas encore mère, entre deux regards d'enfant, celle dont la silhouette s'avance comme une source inépuisable de rêves pour leurs petits yeux ébahis.

Lundi, jour de lune, sur le calendrier de Vénus. Solène est seule dans sa classe. Elle attend ses neuf élèves. Cinq garçons et quatre filles. Elle est assise à son bureau. Le soleil, au travers des vitres de la classe, vient caresser le reflet de sa tristesse, passant sur son front bourdonnant d'inquiétude un geste sûr et doux comme seule sait en prodiguer la lumière. Un homme lui manque mais des enfants lui viendront bientôt, comme une grappe de voix étincelantes. Tous ensemble et d'un même souffle, ils rentreront dans la classe.

Les filles entrent en premier, suivies des garçons. Ils s'installent chacun à leur pupitre de bois. Douze bureaux pour les neuf élèves de la classe unique. Jeanne est présente. Étienne est présent. Ismaël et Benoît sont présents. Claire, Mathilde et Garance, d'un même glissement de robe, d'un même tintement de voix, entrent à leur tour dans la classe. Et le petit Bijou qui arrive toujours sur la frontière du temps, presque en retard mais pas tout à fait. Huit enfants sont là. Huit sur neuf. C’est qu’il en manque un. C’est le petit dernier qui manque à l’appel.

Solène : Où est Albin ? Vous avez vu Albin ?

Les enfants regardent Solène avec leurs yeux ensommeillés. Ils ravivent l'étonnement de la flamme, incitent Solène à revenir vers eux d'une voix plus sûre, et du coup plus inquiète. L’institutrice ose une voix cristalline et tranchante comme le verre.

Solène : Où est-il ?

Jeanne : Je ne sais pas Madame, on ne l’a pas vu aujourd’hui.

C’est un enfant qui porte un nom de lumière, et qui n’est plus là. Où est-il se demande l’institutrice ? Pourquoi n’y est-il pas se demandent les enfants ? Albin, celui qui aime tant fuguer sur les chemins de traverse, qui aime tant se perdre sur les sentiers d’imprudence, où est-il ? Qu’on ne s’inquiète plus, que le calme revienne au sang tempétueux. Faut-il déjà prévenir son père ? On sait qu’il n’a plus de mère, que son père est le seul survivant, qu’il n’y a pas de voix plus douce dans l’air que celle d’Albin, et de mèche plus blonde sous la lumière du soleil. Mais il manque à l’appel, et même s’il n’y a rien à craindre, on craint quand même la détermination des enfants, qui sont capables de tout, qui savent écrire les règles du jour pour mieux les enfreindre.

*

Marieke, elle, n’a pas d’enfant et n’en aura pas. Elle le sait depuis longtemps.

Le jour levé, les yeux de Marieke s'ouvrent sur l'éclat d'une présence. Blottie sous la couette encore brûlante, elle goûte timidement les premières flammes du soleil qui percent au travers de la fenêtre. Piquée au vif, comme par de petites aiguilles sur la peau, elle sort du lit d'un bond, posant ses pieds nus sur les lames grinçantes du parquet.

Sous la douche brûlante, Marieke se laisse recouvrir d'un long voile d'infini. L'eau lui coule sur la peau comme une source de mémoire. Les ruisseaux du souvenir serpentent autour de ses formes volcaniques, contournant le mont d'un sein pour confluer vers les falaises de ses hanches, chutes vertigineuses, rapides, comme un torrent d’eau glacée vient se rompre sur les pierres brûlantes de ses fesses. Marieke se souvient du corps empressé d'Esteban et de sa verge endurante, attisée par les remugles de l'alcool, de sa ligne douce et tendre, légèrement courbée vers le ciel, de son cheminement sauvage et maîtrisé. Marieke se souvient de leurs deux ventres, battant l'un contre l'autre, comme des tambours d'eaux sur le fleuve, et de l'éclair qui tout d'un coup les emporta dans les foudres du désir.

L'amant s'est enfui. L'amante, au seuil de son miroir, contemple le chambranle de sa présence, examine avec attention les restes de sa nuit. Il est trop tôt pour affronter un tel visage. Marieke s'essaye au premier sourire, soulève ses paupières lourdes d'amour. Le souffle du désir pénètre ses narines frémissantes. Un parfum d'homme parcourt encore la pièce. Le souvenir d'Esteban est aussi pénétrant que son corps. Les peaux mêlées, la sueur froide du souvenir, les seins dévêtus de leurs mains poignantes, les tissus jetés par terre, le silence où résonnent encore quelques mots obscènes, tout est là, dans le corps de Marieke. Son corps peuplé de souvenirs. Tout s'efface, à mesure que les détails lui reviennent. Il y a quelques heures, il était entre ses cuisses. Ce matin, le ventre de Marieke gargouille encore d’une faim de sexe et de plaisir, ses désirs inassouvis résonnent à jamais dans les ténèbres de son ventre et cette nuit s’est refermée comme un vagin, lèvres closes, muettes, devant l'étendue de ce bonheur que l'horizon promulguait aux amants. Marieke veut plus que la nuit. L'amour seul prolonge le corps des amants vers la fusion du jour.

Un miroir. Une femme. Des couleurs entre les doigts. Du noir pour les yeux, du rouge pour les lèvres et la blancheur d'une poudre virevoltante sous les rayons du soleil. Le grain de sa peau, qui a connu les affres boutonneuses de la jeunesse et qui va lentement vers celles de la vieillesse acérée. Marieke se réinvente. Elle donne une touche, revient sur une ligne, détourne une ride aventurière, dessine le saillant d'une arrête ou attise la rondeur d'un plan. Tout se reconstruit sous ses yeux. Marieke, face au miroir de ces années révolues par le soleil, distribue l'oracle de couleur à ses traits évanescents. Elle peint, elle sculpte, elle crée son visage à la lumière d'un désir dédoublé. C'est un coup de crayon. C'est un regard délicatement volé à son image. Une paillette, un éclat, un grain de beauté parsemé comme une mouche sur la voie lactée de sa peau.

Une touche encore et son visage revient au temps du cœur tardif, celui du premier baiser, celui des années folles, quand le voile du printemps soulève son désir ardent, sous les vents chauds de l’été, quand les corps entremêlés de honte font vibrer le spectre de la nuit dans ses plus infimes tremblements.

Grincements. Craquements. Bruits sourds d'un chemin de chair dans l'air. Un être est en mouvement, porté par la certitude de ses gestes et le silence de ses pensées. La porte de la chambre de Marieke s'ouvre lentement sur son image. Son visage se tourne vers l'entrée. La présence est sourde comme le dernier jugement du pêché. Le visiteur. La visiteuse. Le visité. La présence est toute abandonnée au soulagement de ses soupirs qui flottent comme un souffle avide et chaud dans la pièce. Elle avance. Il avance. On ne sait qui avance vers Marieke. Tout est suspendu. Peur et torpeur dans le souffle suspendu de Marieke. Et pourtant elle sourit, et pourtant elle s'apprête à rire. Et d'un coup, ses lèvres se rétractent. Voyant l'ombre inconnue fondre sur elle, Marieke pousse un cri violent. La porte claque sous les assauts du vent.

**

La corne de brume de l’Atalante pourfend l’azur. Les oiseaux se dispersent dans le vent du matin.

Sur le port, l'Atalante est prête pour son dernier voyage. C'est aujourd'hui la dernière envolée, la dernière marée d'humanité, le dernier aller, celui sans retour, de l'Atalante. Une fois de l’autre côté, quand bien même existe-t-il, elle ne sera plus rien qu’un nom gravé sur le bois des souvenirs, un nom voguant sur la mémoire écumante de quelques hommes du passé. Esteban et le père Lioubov ne sont déjà plus de ce temps. Ils seront ce soir au chômage et, dans l’incendie volontaire qu’ils déclenchent maintenant tous deux, il n’y aura bientôt plus que cendres dispersées au vent. Ils embarquent au front de leur dernière journée en mer, fièrement, le regard tourné vers le large.

Sur le débarcadère, Esteban détache les amarres et saute sur le pont de l'Atalante. Lioubov, de son côté, met en route le moteur. Le regard des deux hommes se croisent et donnent l’affirmative. Entre eux, se tisse un large filet de mélancolie où les poissons intérieurs d'Esteban grouillent comme des yeux scintillants de souvenirs. Ils étouffent au contact de l’air, ils meurent en goûtant ce joyau de l’air libre qui brillait dans leurs yeux avides. La lumière, comme un aimant, attire toute la limaille des ténèbres sur elle.

En ce dernier jour de travail, les hommes se sont détachés de toute figure. Ils n'appartiennent plus à personne. Ils sont libres et s'engouffrent dans cette liberté trop grande pour eux. Les gestes d'Esteban sont maintenant les siens. Lioubov, lui, ne regarde plus en arrière. Il arrête ici la course effrénée que fut sa vie pour entamer pleinement la mort. D'un coup, tout s'arrête, comme un moteur tombé en rade, les forçant à reprendre les rames de leur embarcation. L'âme se prend et s'enchevêtre dans le fil invisible de la mort, tissant la toile d’un destin dont ils ne peuvent s’extirper. Ce matin, pour sa dernière vogue, l’Atalante ne prend pas de passager. Esteban et Lioubov, aujourd’hui, décident pour eux-mêmes. C'est en solitaires, mais unis comme les deux poings d’un même corps, que les deux hommes s'en vont goûter le sel de leur dernier chemin.

***

Sur la corbière édentée par les vents, le corps haletant de Solène s'envergue vers le port. Elle court comme une folle le long des eaux. La lande est verte de lumière, gorgée d'eau. Solène a le feu au cœur. Elle avance dans le feu follet de sa détresse qui est un filament dans l’air. Elle en appelle à son amour. Solène renverse le vent sur son passage, tous ses gestes sont d'une force d'au-delà. Elle crie. Esteban est son appel. Elle enrage d'une voix portée d'amour en même temps que de haine. Solène ne maîtrise plus les démons qui l'emportent. Elle va jusqu'au bout de sa course, pour y retenir Esteban. Car il est celui qui s'en va, celui qui part, celui qui s'enfuit, celui qui fugue et prend le large, celui qui plaque enfin son destin sur ses rêves, celui qui imagine.

La lande est plus verte que l'espoir. La détresse de Solène, hurlant au travers de la sourde tempête, vient fendre le silence. Elle dégorge d'amour, crie encore son nom.

Solène : Esteban !

Elle aime, à quelques années lumière de son cœur, un homme qui n'entend plus rien des cris joyeux de son enfance. Tout est chuchotement dans la tempête qui se prépare.

Derrière elle, à quelques dizaines de mètres, les enfants de sa classe la suivent en criant au vent des paroles démesurées. Ils cherchent leur camarade.

Les enfants : Albin ! Albin !

Où est-il, cet enfant qui ne répond pas ? Et son père, l’a-t-on enfin prévenu ? Est-il vraiment le seul gardien de son fils ? Un ange plus sûr ne veille-t-il pas sur lui comme l’oiseau dans l’air ou le poisson dans l’eau ? Toutes ces légendes, depuis si longtemps contées, ont-elles à ce point décuplé nos rêves et nos fantasmes qu’il n’y aurait plus de frontières entre l’aube et le néant, le réel et la folie ?

« Ne pensons à rien. Le courant fait de nous toujours des errants. Sur mon chaland, sautant d’un quai, l’amour peut-être s’est embarqué. Aimons-nous ce soir sans songer à ce que demain peut changer. Au fil de l’eau point de serments, ce n’est que sur terre qu’on ment »

L'Atalante est en mer. Soleil au front. Plein vent. Esteban et Lioubov sont pour une dernière fois seul à seul. Le chemin tracé par ces années complices revient fouetté d'embruns. La barque fend vaille que vaille les lames vertes et grise de la mer.

Esteban est sur le pont arrière. Il regarde lentement l'île s'éloigner et devenir ce point noir de l'arrière cœur. Il se tourne un moment en lui même et se souvient. Relevant maintenant son visage vers le soleil, il tente d'apprécier l'inéluctable détachement.

Esteban, en remontant vers la cabine du père Lioubov, aperçoit dans l'eau les prémices de gestes tout acquis à la mer.

Le corps déployé d'une Sirène transperce avec allégresse les lames effilées de l'océan. Une femme et un poisson dans un même corps. Il la voit, c’est sûr. C’est un corps de légende qu’il connaît depuis l’enfance. Elle qui a pourfendu tant de rêves pour parvenir jusqu’ici, la voici sinueuse et scintillante dans l’eau turquoise de l’océan et les yeux glauques d’Esteban. Ses yeux, qui sont devenus la mer, à force de boire le sel de sa brûlure, ne voient plus qu’elle. La Sirène est comme un poisson d’argent sous les rayons d’or du soleil qui caressent tendrement ses écailles. C’est elle qui est venue à la rencontre de son regard imprudent, il la voit de toute certitude dans l’éclatement du jour. Il sait maintenant que son ange le garde à tout jamais.

La Sirène frétillante nage comme un dauphin le long du bateau. Elle accompagne l'Atalante et le destin des hommes. Esteban essaye d'entrevoir son visage mais la chevelure épaisse et brune de la Sirène empêche toute connaissance. Elle va le long de l'Atalante et d'Esteban comme une compagne de lumière sur l'instant qui s'étire. Son corps est indissociable du néant. Elle est libre de suivre les courants de son désir. Esteban plonge dans le regard de l'océan, tente de capturer les yeux de la Sirène, mais toute lumière n'est qu'un ruisseau luisant d'écailles, transparent comme la peau, insaisissable griffure du vent. La mer n'est pas peuplée de légendes, elle grouille de chair sublime.

Et tout là-bas, dans le lointain, sur la côte où le dernier regard se porte, il y a cet enfant qui leur fait signe.

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